Quand ma fille aînée a eu deux mois, la pédiatre m'a dit:
"Bon, c'est le moment de sevrer. Vous allez lui donner un biberon ce soir, deux demain, puis trois. A la fin de la semaine, ce sera fini."
C'était en 1972, ça n'a pas fait un pli. Un, deux, trois, hop là!
Pour la seconde, 1976, je n'ai même pas attendu la consigne de la pédiatre. Un, deux, trois... et pas hop là, elle était pas d'accord, la môme. Elle a fait la grève. Hurlé (au point que nous l'avons crue malade) quand on lui mettait dans la bouche cette étrange chose en caoutchouc. Puis dormi. Dormi. Diminué ses prises alimentaires, perdu du poids. Examens divers, prises de sang. Radios. Suspicions de ci ou de ça. Inquiétudes terribles, tous ceux qui ont un bébé de quelques mois imagineront facilement notre détresse. Puis la croissance a repris normalement. Tout est rentré dans l'ordre.
Je n'ai pas fait alors le rapport entre cet épisode inexpliqué et... un sevrage mal accepté, tout simplement.
Plus tard, je me suis dit: nos mères et nos grand mères allaitaient un an, deux ans, pourquoi nous on en serait plus capables? Pourquoi on aurait "plus de lait" ou alors du lait "pas assez nourrissant"? Parce que c'est l'explication qu'on nous donnait à l'époque pour nous convaincre de cesser d'allaiter, voire de ne pas commencer. L'inquiétude, la résignation anticipée. "Si j'ai assez de lait, j'aimerais bien allaiter". "Je me demande si mon lait est assez nourrissant". Pour ma seconde fille, j'avais commencé le sevrage croyant ne plus avoir de lait. Parce que, la phase aigüe où on sent la montée laiteuse, où elle peut faire mal, où on a les seins qui dégoulinent fort inopportunément parfois, cette phase était finie. Je ne "sentais" plus rien, car la lactation à la demande s'était installée. Mais j'ignorais ça, J'ignorais aussi que, même après avoir interrompu quelques jours, j'aurais pu reprendre l'allaitement devant les troubles alimentaires de ma fille.
Pendant la grossesse suivante, j'ai cherché des infos. J'ai découvert le livre de Marie Thirion, devenu par la suite un grand classique. J'ai potassé, j'ai "bachoté". J'ai choisi une maternité où l'allaitement était encouragé, où le personnel était formé, il n'y en avait pas tellement à l'époque. Décider d'allaiter, puis de continuer, de dépasser les huit jours réglementaires, d'outrepasser les deux mois (quelle audace) était une bizarrerie, à la limite une transgression. On se faisait abreuver d'histoires de mères fusionnelles qui gardaient le malheureux nourrisson suspendu à leurs mamelles contre son gré, ou de malheureuses qui se faisaient manipuler par des bébés tyranniques et ne parvenaient plus à s'en dépêtrer. Tant il est vrai que les poncifs concernant la mère la font toujours soit abusive, soit abusée... voire les deux, soyons pas chiches.
Au lieu de ça, j'ai découvert le plaisir de passer du temps dans la chaleur de mon bébé, même le chat profitait de l'ambiance en venant se nicher contre moi. Et un chat, ça s'y connaît en bien-être! j'ai découvert aussi une liberté insoupçonnée. Plus de biberons à laver, voire à stériliser (on faisait ça à l'époque). Plus de (coûteuses) boites de lait à acheter, plus de ruptures de stock le week-end. Plus de bagages compliqués à faire quand on se déplace, avec l'inquiétude d'oublier toujours quelque chose, de pas savoir où brancher le chauffe-bib, de pas trouver le même lait dans la pharmacie locale. On transporte sur soi tout ce dont on a besoin. Boire régulièrement, ne pas trop se fatiguer, mettre l'enfant au sein plus souvent si la lactation baisse un peu, et basta.
J'ai découvert aussi les tabous. C'était l'époque des seins nus sur les plages, et pourtant, quand j'allaitais mon fils, on me regardait avec une surprise vaguement dégoûtée. Le sein érotique, oui, le sein nourricier, non. A mesure qu'il grandissait (je ne l'ai pourtant allaité que neuf mois) s'y mêlait quelque chose de pas très sain, une quasi suspicion d'inceste. Même l'admiration "Tu l'allaites encore, c'est merveilleux!" finissait par me mettre mal à l'aise. Pour le quatrième, c'est à 20 mois que je l'ai sevré complètement, j'avais appris à résister à ces pressions subliminales. Il a toujours refusé le bib, préférant manger à la cuillère, et ne l'a découvert que plus tard, lors d'une très passagère crise de jalousie envers un petit cousin.
Quand mes deux filles sont devenues mères, la question ne s'est pas posée. Elles avaient décidé d'allaiter, elles allaitent, point barre. Je les sens beaucoup plus libres que moi de la pression sociale qui persiste pourtant. Mieux informées (merci internet), plus détendues. L'aînée a eu un pti coup de blues au début, parce que les premières mises au sein étaient très douloureuses, ce qui arrive parfois, et que la montée laiteuse, ben euh, c'est pas toujours très sympa. Elle s'est demandé si elle allait tenir, elle s'est posé la question d'arrêter. J'ai au moins pu la rassurer, ça n'allait pas durer, elle n'aurait pas mal en permanence, les seins allaient devenir moins sensibles, la montée laiteuse allait se réguler. Mais bien sûr, c'était à elle de choisir.
Et voilà que, sur Rue89, Renée Greusard se demande si "Allaiter, c'est féministe ou pas?". En voilà une question qu'elle est bonne!
Réfléchissons... Je ne me suis pas sentie spécialement féministe en allaitant, je me suis plutôt sentie femme, et femme sereine. Là où je me suis sentie féministe, c'est lorsque je rencontrais des obstacles ou des désapprobations. Parce que ces obstacles révélaient une grande méfiance envers les femmes, envers leurs corps, envers leur liberté. Les lieux communs oscillaient, comme toujours quand il s'agit de femmes, entre le soupçon d'incapacité, d'incompétence et la crainte de la toute puissance.
En tant que femme, en tant que mère et grand mère, en tant que citoyenne soucieuse du bien-être des jeunes enfants, en tant qu'ex professionnelle de la petite enfance, je suis totalement favorable à l'allaitement maternel. Je souhaite que, pour le favoriser, on cesse les pressions inadéquates (y compris les pression en faveur de l'allaitement), les insinuations démoralisantes. Je voudrais des professionnel(le)s mieux formé(e)s, depuis les médecins jusqu'aux auxiliaires de puéricultures. C'est pas complètement au point, ma fille s'est entendu, pas plus tard que la semaine dernière, ressortir le truc éculé du lait "pas assez nourrissant", alors que sa fille est pourtant dans une crèche qui a mis en place une organisation très au point pour que le bébé puisse continuer à bénéficier du lait de sa mère (une excellente initiative).
En tant que féministe, j'ai juste envie de dire "Foutez-nous la paix". Mais sur la base d'une information correcte et complète. Quelle liberté pouvons-nous espérer si l'information que nous avons est incomplète, voire erronée? Si de surcroît cette information est biaisée, volontairement, par ceux qui pourraient y avoir intérêt?
Les maternités reçoivent en effet un généreux pécule des laboratoires fabriquant le lait maternisé pour nouveaux-nés. Cette tradition, bien entendu destinée, au départ, à favoriser l'allaitement artificiel, a été peu à peu moralisée. Elle ne doit pas permettre de faire pression, des règles compliquées et paradoxales ont été édictées pour cela, un peu comme si on laissait un loup dans une bergerie en lui mettant une muselière. Serait pas content, le loup, essaierait de se débarrasser de la chose. Donc, ces labos suivent d'assez près les statistiques de l'allaitement maternel dans les maternités bénéficiaires de leurs largesses (dés)intéressées, et n'aiment pas trop voir ce chiffre monter. Je suis peut-être parano, mais je ne peux pas m'empêcher de voir, dans ces doutes que j'entends exprimer sur une "ambiance pro-allaitement" qui énerverait certaines féministes, un retour sournois de la liberté de commerce malmenée. En effet, une boite de lait maternisé de 900 grammes coûte 20 euros et dure environ une semaine. Si vous allaitez six mois (26 semaines) un bébé avec votre lait gratuit vous nuisez gravement à la liberté de commerce. 520 euros, c'est pas rien. Comment voulez-vous que la croissance reprenne?
Revenons à l'allaitement maternel: "Dans les faits, ça prend cinq heures par jour et ça fait mal" dit une de ces féministes, citée par Renée Greusard, tout en se disant favorable à l'allaitement maternel. Or, si ça peut faire mal à la mise en route pendant quelques jours, à cause de la sensibilité des seins et de la montée laiteuse pas encore régulée, ça ne fait bien évidemment pas mal tout le temps. Au moment où l'enfant saisit le mamelon de façon pas encore expérimentée, s'il coince le bout du sein entre ses (puissantes) gencives au lieu de le mettre en bouche, ça fait très mal, effectivement, pendant une fraction de seconde. Et une montée laiteuse, ça fait mal aussi, mais ça se surveille, ça se soulage, on peut aider à la réguler par quelques conseils simples. D'où la nécessité signalée plus haut de la bonne formation des professionnel(le)s. Quant à "prendre" cinq heures par jour, je vous laisse juges de l'utilisation du verbe "prendre". Et aussi, de décider si vous préférez donner du temps à votre enfant voire passer avec lui un moment agréable ou préparer des bibs, cette préparation incluant l'achat du lait et de l'eau minérale, les mesurettes qu'on sait jamais si on s'est pas trompé dans le compte, le nettoyage des bibs qu'il reste toujours des traces dans le fond ou dans le pas de vis, et tout le bazar. Pas sûr que les plus féministes d'entre nous arrivent à refiler à leur mec l'essentiel de ces corvées.
Mais je dois rendre justice à Renée Greusard, elle parle beaucoup plus des pressions anti-allaitement qui s'obstinent que de l'ambiance pro-allaitement qui menacerait notre liberté de choix. Et la conclusion, c'est que bien sûr, une femme allaite avec son corps tout entier. Et que son corps lui appartient, il faut (hélas) le rappeler à ceux qui voudraient en faire un instrument au service de leurs idéologies rétrogrades.
J'avais bien aimé deux petits dessins d'Annette Tison, celle des Barbapapas, où une nana répondait aux influenceurs pro-allaitement "M'en fous, j'ai pas envie", tandis que l'autre rétorquait aux anti-allaitement "M'en fous, j'ai envie".