Des petites dents pointues

Petite surprise hier matin: la mangue oubliée près de la fenêtre a reçu une visite nocturne. De petits copeaux verts de la forme et de la taille d'une rognure d'ongle sont proprement entassés à côté, et quelques centimètres-cubes de chair orange ont été prélevés tout aussi proprement. Le trace des petites dents pointues y est bien visible.

Fermer les fenêtres? Ah non, entre chaleur et humidité, c'est vraiment pas le bon plan. Mais, bien sûr, ranger tout ce qui craint. Seulement, je suis une exécrable ménagère. Et puis, un je ne sais quoi me dit que...Bref, la mangue est restée à sa place, et ce matin, l'entaille s'est légèrement approfondie.

Mon homme n'est pas très content (bon, lui non plus, il a pas jugé utile d'enlever la mangue, hein). Il craint la prolifération. N'a peut-être pas tout à fait tort, mais je lui raconte l'histoire du servant.

Vous connaissez pas le "servant"? Au Vietnam, ils ont des génies de la maison, qui la protègent et veillent sur le destin de ses habitants. On lui met quelques offrandes, des fruits par exemple, qu'on renouvelle régulièrement (et qu'on mange, bien sûr, ici rien ne se perd). Chez nous? Superstition!

Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Par exemple, dans les villages de la haute vallée du massif du Mont Blanc, autrefois, chaque maison avait son servant. Il ne fallait pas oublier, le soir, de lui laisser une petite assiette avec quelque nourriture, qu'il venait manger dans la nuit. En échange, il veillait sur la maison et ses habitants, tout comme ici.

Dans un chalet de montagne, au dessus de Saint Gervais, un vieil homme et son domestique, presque un enfant, vivaient loin de tout. Le jeune homme ne manquait jamais, le soir, de laisser l'assiette du servant. Mais un soir d'hiver le vieux mourut, son neveu hérita.

Le neveu était un homme dur et avare, qui mettait tout sous clé, et le pauvre domestique sentit bientôt la faim. D'autant plus qu'il devait maintenant travailler comme quatre. Il complétait sa maigre pitance avec quelques cueillettes sauvages. Le soir, il tombait de fatigue mais n'oubliait pas pour autant l'assiette du servant, qu'il prenait sur sa part et déposait discrètement après que son maître soit allé se coucher. Pourtant, celui-ci s'en aperçut, et demanda des comptes. Au mot de « servant », il ricana, fariboles, billevesées. Superstitions. Et surveilla de si près son aide que celui ci, désolé, dut renoncer à son rituel.

Le printemps passe, l'été s'installe, c'est la saison des foins: du travail plus que jamais, sous un soleil terrible cette année là. Quand enfin il se couche, le jeune homme dort comme une masse. Une nuit de juillet pourtant, il est réveillé par de tout petits cris suraigus et insistants. Dans le rayon de lune qui passe par les fentes de la porte, une minuscule bestiole, debout sur ses pattes de derrière, agite fébrilement celles de devant. Il se lève, encore bien englué de sommeil, la bestiole passe vivement sous la porte, puis revient, s'agite à nouveau, repasse sous la porte. Intrigué, il ouvre et sort. La nuit est tranquille et claire, la bestiole s'engage à toute allure sur un chemin de traverse. Puis s'arrête, revient, s'agite encore en poussant des petits cris.

Ma foi, il ne sait pas trop pourquoi, mais l'instinct prend le dessus, il se met lui aussi à cavaler sur le chemin sans se retourner.

Dans la nuit du 11 au 12 juillet 1892, la rupture d'une poche d'eau sous-glaciaire a entraîné l'effondrement du glacier de Tête Rousse, libérant 200 000 m3 d'eau, 90 000 m3 de glace, arrachant sur son passage des centaines de milliers de m3 de boue et de rochers qui se sont étalés jusqu'à 600 mètres d'altitude, faisant 175 victimes. Depuis, les glaciers du Mont Blanc sont sous surveillance.

Faut que je l'avoue, maintenant, j'ai piqué cette histoire à Samivel . Si vous ne connaissez pas, précipitez-vous sur ses « Contes à pic », « Contes des brillantes montagnes » pour ne citer que mes préférés, sur ses dessins humoristiques et poétiques, sur toute son oeuvre.''

Commentaires

1. Le mardi 22 avril 2008, 15:51 par Ga(i)elle

C'est super mignon ! Et ça met la chair de poule en même temps. Tu n'as repris que la deuxième partie, n'est-ce pas ? Il y a vraiment une mangue dévorée sur ta fenêtre, hein ?

2. Le mercredi 23 avril 2008, 10:59 par cutive ton jardin

Oui, bien sûr, il y avait bien une mangue dévorée grignotée près de ma fenêtre.

C'est ce petit incident qui m'a remis en mémoire l'histoire du servant, de Samivel.

3. Le jeudi 24 avril 2008, 14:57 par céleste

quelle histoire!
oublier une mangue sur la fenêtre...juteuse, fondante, exquise (la mangue bien sûr)
j'en ai l'eau à la bouche

4. Le jeudi 24 avril 2008, 18:55 par Lilia

Trop mignonne et toujours ce joli coup de plume
Euh de pioche... :D

5. Le vendredi 25 avril 2008, 06:22 par cutive ton jardin

@ Céleste:

En fait, c'est pas sur la fenêtre, mais sur le plan de travail. La fenêtre, ouverte, donne juste dessus. Quant à la mangue, ben, je vais en racheter, les commerçantes à palanche ne demandent pas mieux.

Ravie de ta visite. Le cerbère te laisse passer, maintenant?

6. Le vendredi 25 avril 2008, 06:23 par cutive ton jardin

@ Lilia:

Me parle pas de pioche, tu réveilles ma douloureuse nostalgie jardinière!