Salauds de pauvres!

1980. Nous habitons un petit village d'environ 300 habitants. Notre maison est tout en haut d'un chemin pierreux. Pour y parvenir, nous passons entre deux bâtiments de ferme. Une quasi ruine. Plus de bêtes depuis longtemps, les portes des étables grandes ouvertes sur un fatras de vieux instruments agricoles. La maison en face n'est guère plus réjouissante. Les tôles du toit menacent, au premier coup de vent, de se transformer en rustiques guillotines. Les vitres sont opaques de crasse. D'ailleurs, la moitié d'entre elles sont remplacées par de vieux cartons. Contre la maison, un énorme tas de bouteilles vides. Au début, nous pensons inhabitée cette maison de cauchemar. Mais la boîte aux lettres décatie laisse parfois dépasser du courrier. A la campagne, c'est pas comme en ville où le facteur et les publicitaires peuvent parfois bourrer jusqu'à la gueule la boîte d'un appartement vide. Ici, si le facteur met du courrier, c'est qu'il SAIT qu'il y a quelqu'un. Et il y a quelqu'un en effet.

Un jour que nous passons à pied, un vieux paysan nous invite à entrer. Souci de ne pas blesser un voisin... plus un peu de curiosité, reconnaissons le, nous acceptons. Le dedans est pire que le dehors. Un canapé défoncé couvert de vieilles hardes, une table encombrée de je ne sais trop quoi, des chaises qui menacent de s'effondrer. Nous restons prudemment debout. Sous l'épaisse couche noire qui les couvre, nous finissons par repérer un frigo et une gazinière. Au milieu de la pièce, deux cuvettes... pour les jours de pluie, quand le toit laisse couler ses gouttières à travers le plancher du premier. Les verres qu'on pose devant nous sont comme les vitres: opaques. Une petite gniôle? Maintenant que nous sommes là, comment refuser sans offense? va pour la gniôle, ça désinfecte. Nous apprendrons à connaître nos hôtes (tout le village se fera une joie de nous en dire plus que nous ne voudrions), mais plus d'invitation, hé? merci!

Ce sont deux frères. Derniers rameaux d'une riche famille. "Les plus belles terres d'ici" nous répète avec consternation la dame qui garde nos enfants. Ils ont tout vendu, parcelle par parcelle, et même la maison que nous habitons est construite sur un de leurs anciens terrains. Bradé un jour de soûlerie (tope là, voisin!) comme le prix dérisoire qui figure sur les papiers du notaire le laisse supposer. Le plus jeune porte encore beau, les jours où il se soigne un peu pour descendre en ville. Faut pas le chatouiller, il peut être violent, enfin, de la gueule plutôt, mais il fait peur. Le plus âgé rigole tout le temps, ses dents noires et tordues font peine à voir, il est gentil, un peu collant. Il doit parfois rêver de femmes car un soir il s'incruste chez moi et me serre d'un peu près: "Il est pas là, le patron?". Justement, le "patron" est de garde et ne rentrera pas ce soir, mais il me suffira de hausser un peu le ton pour que le pauvre diable, maté, renonce à ses maigres espérances.

Or depuis peu, le village est en ébullition: la nouvelle municipalité a un projet qui fait jaser dans les chaumières: la construction de logements sociaux! à Trifouillis-les-épines, non mais je rêve? En fait, les jeunes du pays ne trouvent plus à se loger, les vieux aimeraient bien garder près d'eux leurs enfants, finalement le projet ne déplaît pas, sauf pour quelques attardés qui fantasment des barres du genre MInguettes ou La Duchère. Nos charmants voisins sont de ceux là. Un soir, le vieil édenté me fait longuement la conversation. Il s'est placé en travers du chemin, je me laisse poliment accaparer, je souffre en silence. Car il me tient "sous le vent" comme on dit. Et la brise du soir me fait profiter à pleines narines de son odeur puissante, mélange de fumée, d'alcool et de "je ne sais quoi" d'innommable. Il déblatère sur les futures hachélèmes, qu'il imagine déjà énormes et "pleines de bougnoules" dit-il. Avec un grand rire de sa bouche édentée qui achève de m'asphyxier, il lance le mot de la fin: "parce que les bougnoules, hein, ça pue".

Trente ans plus tard, les arguments ont changé. Moins bruts de décoffrage. plus "civilisés", en tous cas dans le mode d'expression. Car pour ce qui est du fond, ça ne varie guère. La petite ville voisine a vertueusement décidé de respecter le quota de 20% de logements sociaux que lui impose la loi, ce qui est bien la moindre des choses, des élus qui décideraient de ne pas respecter la loi, impensable n'est-ce pas? Compte tenu de la situation actuelle, moins pire qu'ailleurs je pense mais pourtant préoccupante, ils vont même demander aux nouvelles constructions prévues de dépasser ce fameux quota. Oulala, mais c'est pas horrible, ça?

Extrait de la prose locale:

"25 ou 30% de logements sociaux à *** va faire de notre ville une ville pauvre, une pauvre ville, et c'est une erreur car faute de pouvoir d'achat notre commerce......au mieux s'adaptera par le bas, au pire disparaîtra !"

Salauds de pauvres, qui tuent le petit commerce en refusant de dépenser l'argent qu'ils n'ont pas!

Commentaires

1. Le lundi 14 février 2011, 16:46 par Gilsoub

Rassure toi, ou pas! Malheureusement, l'on a les même ici, ma ville est riche, le maire socialiste, il est passé il y a peu à la tv, exemple de ce qu'il faut faire, 25% de logement sociaux... et une opposition qui déblatère à qui mieux mieux sur la décadence prochaine de la ville que cela va entrainer... Vraiment triste...

2. Le lundi 14 février 2011, 19:11 par cultive ton jardin

Ou pas, comme tu dis! merci de compatir. Mais ça fait vraiment plaisir, par ailleurs, que certaines mairies, prenant probablement la mesure de la détresse des familles mal et chèrement logées, choisissent de dépasser les quotas alors que tant d'autres s'en dispensent cyniquement.

Ma solution; I-NÉ-LI-GI-BI-LI-TÉ pour ceux qui bafouent la loi.