Tordre puis arracher

"Tordre et arracher, pas couper surtout. Tordre, puis arracher."

J'ai trois grosses touffes de rhubarbe dans mon jardin. Elles disparaissent en hiver, comme de nombreuses vivaces, et reviennent fidèlement au printemps. De bizarres oeufs rougeâtres d'abord, assez surprenants quand on ne connaît pas: quel oiseau étrange aurait pondu là... à moins que ce ne soient les cloches, mais Pâques est encore loin. Puis, très vite, ça se déplie, la tige, épaisse, s'allonge, la feuille, énorme, prend ses aises. Bientôt, la première récolte. Presque la seule, jusqu'à cette année. De la touffe déplumée ne sortaient plus guère ensuite que des tiges grèles, sèches, pas toujours mais souvent filandreuses. A vous dégoûter de la cueillette, parce qu'une seul tige filandreuse, comme un haricot qui a pris le fil, une amande amère ou une noix rance, vous gâche tout le reste.

Je pensais que c'était la faute de ma terre, pas assez profonde, la rhubarbe a une énorme racine qui doit pouvoir s'enfoncer dans le sol sans rencontrer le tapis de cailloux de moraine qui affleure facilement par ici. Ou alors, la faute à la sécheresse, la rhubarbe aime les terrains frais et je n'avais pas toujours le courage de charrier les deux ou trois arrosoirs qu'il faut à une grosse touffe. Ou peut être qu'elles étaient trop vieilles, mes touffes, qu'il aurait fallu les dédoubler, les déplacer, les renouveler?

Jusqu'à cet avertissement bizarre, donné par un compagnon de mes petites randonnées du mardi: tordre, puis arracher. Les jardiniers ont plein de ces petits rituels indispensables auxquels ils croient ou pas mais qu'ils respectent scrupuleusement, si ça fait pas de bien, hé, ça peut pas faire de mal. Au début, moi aussi, je faisais comme ça, tordre puis arracher, pour avoir toujours vu ma grand mère le faire. Mon grand père, lui, avait son "Opinel" dans la poche, mais les chromosomes (ou les hormones?) féminin(e)s interdisaient le port de l'Opinel. Donc, pensais-je, si mémé ne coupait pas les tiges de la rhubarbe, c'est faute de couteau. Mais moi qui suis une femme libérée, j'ai droit au couteau, que je plante d'ailleurs souvent n'importe où (faute de poches), que je perds, bien sûr, que je retrouve sans manche et avec une lame qui fait pitié deux ou trois saisons plus tard ou alors dans le compost.

Comme quoi les anciens avaient peut-être raison de refuser aux femmes le droit à l'Opinel. C'est toute une culture, ça s'improvise pas. Celui de mon grand père était soigneusement entretenu, lame aiguisée régulièrement, nettoyée dans la terre et bien essuyée ensuite, je revois le geste par lequel il le repliait avant de le glisser dans sa poche. Et bien sûr il ne l'aurait jamais prêté à personne, et surtout pas à un malandrin anonyme qui aurait utilisé la lame en guise de tournevis et l'aurait irrémédiablement ébréchée, comme ça m'est arrivé récemment. C'est pas moi, c'est pas moi, c'est pas moi, diraient tous les malandrins de mon entourage si je faisais l'erreur de les questionner. Ce dont je m'abstiens, bien sûr, sagement, depuis que je suis vieille. Avant j'aurais appelé la Sainte Inquisition.

Je vous parlais de rhubarbe, non? Donc, depuis ce printemps, je suis revenue à mes pratiques primitives, je ne coupe plus les tiges de rhubarbe. Je prends la tige le plus près possible du sol, à pleine main, je la vrille fortement tout en tirant vers moi. Elle s'arrache ne laissant une blessure, il arrive que s'arrache avec elle un bourgeon naissant, tant pis.

Et vous savez quoi? J'ai eu de belles tiges de rhubarbe tendres et charnues, tout l'été et encore maintenant. Une ou deux fois par semaine, j'en arrache une dizaine, que j'épluche soigneusement avant de les couper en tronçons, deux ou trois centimètres. Je prépare un mélange type clafoutis: six oeufs, un verre de farine, deux verres de sucre (l'acidité de la rhubarbe est redoutable sinon), plus une dose (20 ou 25 centilitres) d'une de ces crèmes végétales bio, amande, épeautre, riz, avoine que j'utilise en remplacement de la crème-crème. Trente minutes au four, hop là, dessert nourrissant et sympa. Bon, il arrive que de petites mains de princesse ou de roitelet écartent soigneusement les tronçons de rhubarbe sur le bord de l'assiette, tant pis. Les enfants, savent pas ce qui est bon!

Commentaires

1. Le jeudi 15 septembre 2011, 12:25 par Ziggie

Bonjour,

J'ai toujours coupé la rhubarbe parce que ma mère le faisait (à cause des bourgeons).

De ma longue expérience des tiges magiques, il ressort que c'est une plante capricieuse et qu'il lui faut l'endroit pile-poil où elle va se plaire et prospérer.

Où j'habitais avant, un voisin m'avait donné quelques racines (ses pieds de rhubarbe à lui étaient de véritables palmiers). Au bout de trois ou quatre ans, mon pied à moi faisait comme le tien : fine et ridicule filasse - passe ton chemin et laisse-moi mourir en paix.

J'en ai eu marre et je l'ai mis au fond du potager le long d'un mur. J'avais quand même divisé le pied en petits petons.

J'ai laissé ce beau monde vivre sa vie deux ans et une année : à moi les palmiers, deux à trois récoltes par saison.

Ici en Bretagne, un seul pied offert aussi et qui a végété durant 5 ou 6 ans. (déplacé, engraissé - arrosé le ciel s'en charge).

J'ai tout lu-tout fait mais rien n'avait d'effet.

Depuis deux ans, c'est la profusion.

Alors je me suis dit que peut-être, il lui fallait du temps à la rhubarbe pour s'installer, pour se sentir bien. Je me suis dit qu'elle n'aimait pas qu'on la force.

Je faisais des tartes en années maigres, mais en année profusionnelle, je fabrique des confitures.

(PS. J'ai un couteau suisse qui possède un tournevis)

2. Le jeudi 24 novembre 2011, 14:46 par Bretagne buissonniere

Moi qui pensais écrire : vive la sauvagerie.... Sauf que finalement la patience peut aussi payer !

3. Le jeudi 24 novembre 2011, 15:00 par cultive ton jardin

Bien sûr, la patience est une des qualités du jardinier, s'il ne l'a pas, il lui faut bien l'acquérir.

La rhubarbe, lui faut en effet du temps pour s'installer vraiment, et si la terre n'est pas assez profonde, elle s'installe pas, point barre. J'ai ainsi sauvé de justesse un plant en train de crever. Replanté ailleurs, il a prospéré.