Les ronces vont à dame

Quand j'étais petite, je jouais aux dames avec mon grand père. Pas le jardinier, l'autre. Ça durait jamais longtemps. J'avançais mes pions au petit bonheur la (mal)chance, je me faisais "souffler" des pions pour n'avoir pas vu que je devais "prendre", puis tout d'un coup, le pépé, toc-toc-toc, avançait en zig-zag à travers mes pions dispersés, allait à dame, et à partir de là, carnage. 'Si ça gagne pas, ça débarrasse" disait le pépé, ravi.

J'ai compris plus tard, je ne crois pas qu'il me l'ait jamais expliqué, qu'il avançait ses pions "en coin", sans laisser entre eux le moindre trou, juste le contraire de ce que je faisais moi. Mais quel plaisir un adulte confirmé pouvait-il bien trouver à écrabouiller ainsi, en quelques minutes, une gamine de huit/neuf ans? Je crois que mon pépé avait gardé quelque rancoeur de son enfance et de sa vie "douze métiers, treize misères". Si ça gagne pas, ça débarrasse, il n'y gagnait rien en effet, mais ça devait le débarrasser, fugitivement, de quelque chose.

Finalement, avec sa manière de jamais rien expliquer, de toujours être dérisoirement le plus fort, de faire des blagues pourries qui me mystifiaient et m'enrageaient, il m'a appris une certaine forme de vigilance: qu'est ce qui se cache derrière les choses, derrière ce que font, ce que disent ces adultes tout puissants et pourtant si faibles, souvent. Et il m'a appris, paradoxalement, le respect de l'enfance.

Bon, mais il était question de ronces. C'est la saison où les ronces, comme mon grand père, vont à dame. Le processus est saisissant. Comme avec le pépé, j'y vois rien d'abord. Une tige monte sournoisement, se perd dans le feuillage d'un arbuste ou s'appuie sur une herbe haute. Puis elle redescend, toujours aussi discrète. Elle cherche la terre. Quand elle la trouve, il se produit une bizarre modification: la pointe devient à la fois plus charnue et plus pâle, elle tourne légèrement sur elle même, elle se plante en terre et un feu d'artifice de racines explose. Il est encore temps de déraciner ces marcottes spontanées. La tige de la ronce est très solide, il faut des gants bien sûr car elle est aussi féroce, mais l'arrachage est d'autant plus facile que la ronce, cette petite futée, détecte les endroits où la terre est assez meuble. Ce qui facilite son boulot... et le mien.

Plus tard, il sera trop tard. Déraciner, plus possible, la tige est solidement amarrée. Couper, bien sûr, on peut toujours. mais on a là le point de départ d'une touffe vigoureuse et obstinée. Qu'il faudra couper et recouper avant qu'elle se décourage. Oubliez-la une saison, elle est repartie de plus belle. Attendez davantage, de saut en saut, le buisson de ronce peut gagner des dizaines de mètres en peu de temps. Jardinière bio convaincue, je comprends pourtant que certains se soient laissés séduire par les produits miracles qui vous nettoient définitivement un roncier en deux coups de vaporisa-tueur.

Mais ils ne savent pas ce qu'ils perdent.

Commentaires

1. Le vendredi 16 septembre 2011, 11:58 par Ziggie

Très émouvante relation de l'homme qu'était ton grand-père.
Il y a des gens comme ça.
Moi c'était mon père.

Contre les ronces de proximité, ici, il y a la chèvre Elfig...

Les plus éloignées foisonnent de mûres.