Nelumbo nucifera

Il n'a vraiment pas fière allure, quelques rares feuilles jaunies qui se traînent, pas du tout raccord avec le glorieux nénuphar que je venais chercher dans cette jardinerie qui se dit écologique. Bon, mais il est en solde, et pour cause: le rayon des plantes aquatiques est sur sa fin, assez misérable lui aussi. C'est au printemps, me dit le vendeur, que les arrivages importants se font. Mais au printemps notre mare n'était encore qu'un trou informe envahi par les herbes, promis à une incertaine destinée. En bordure d'allée, en paquets rectangulaires, eux aussi à moitié cachés par les herbes, attendaient le liner de six mètres sur huit, et le feutre destiné adoucir la terre caillouteuse pour éviter les crevaisons.

Ça fait bien longtemps que je rêve d'une mare au fond de mon jardin. J'avais, il y a dix ou quinze ans, acheté un livre de Terre Vivante que je ne retrouve plus. ni dans leur catalogue, ni dans le bazar qui me sert de bibliothèque. En fait, à l'époque, j'avais dû le prêter à un copain qui l'a réalisée, lui, sa mare. Il a probablement gardé le bouquin, et pourquoi pas, les livres sont faits pour circuler. Au printemps 2010, Terre Vivante a de nouveau sorti un livre sur l'aménagement d'une mare. Bon, pourquoi pas recommencer à rêver? Douze euros pour quinze nouvelles années de rêve, c'est donné.

L'été suivant, il se trouve que le papa de mon petit roitelet et de la princesse de septembre (tiens, elle vient d'avoir trois ans, la princesse) passe chez nous une partie de ses "vacances". Précisons que vacances, pour lui, ça veut dire bosser à d'autres trucs: il s'installe avec son ordi dans une chambre bien isolée et se contraint quasiment à des horaires de bureau. Qu'on soit capable de ça, ça me dépasse, moi qui ne peux suivre une idée que jusqu'à ce qu'elle en rencontre une autre, que je suivrai à son tour pas longtemps, c'est fou ce que ça circule dans ma tête. Une vieille chanson de Georgius, justement,vient y trottiner, menaçant de faire bifurquer, encore, mon billet.

Bon. Donc, le voilà qui bosse. Quand il bosse, il a besoin d'exercice. De vrai. Genre travail de force. Avec un pic, une cognée. Ou alors du vélo qui monte au ciel et qui descend dans la caillasse. Je pense que dans une autre vie, il aurait été bûcheron. Il tombe sur mon bouquin, le feuillette. Eh, je peux te la creuser, ta mare. Là, maintenant? Tout de suite? Ben euh... C'est pas rien, un rêve qui cesse d'en être un pour devenir réalité. Comme les billets de banque dans Crésus, ça fait peur. Je reprends mon souffle, le temps de réaliser vraiment. En même temps, quelle chance. À saisir au vol, non? Nous voilà dans le jardin à projeter la mare. Faut qu'on puisse tourner autour, pas trop près du mur, pas trop près du ruisseau, pas trop dans la pente non plus. A force de pas trop ceci, pas trop cela, pas trop grande, pas trop petite, profonde mais pas trop, quelque chose émerge d'assez précis pour que j'aille chercher les outils.

On a décidé, justement à cause du nénuphar qui me trotte dans la tête, environ 80 centimètres de profondeur. Comme ni lui ni moi ne voudrions noyer les enfants, il faut des paliers très progressifs, une pente douce. Une pente douce et un trou profond sur une petite surface, cherchez l'erreur. Imaginez qu'on y est arrivés quand même. Quand je dis on, j'étais plutôt dans le rôle de l'admiratrice incrédule.

Entre temps, ya eu un gag. Ce fond de jardin avait toujours été d'une fertilité très inégale. Assez vite, la raison en est apparue; un mur souterrain. Pile poil dans la diagonale la plus longue de la future mare. Un sacré mur, soixante centimètre de large, voire quatre-vingt, avec du vieux mortier genre chaux et sable. Pas indestructible, certes, à coeur vaillant rien d'impossible, mais bon... Et au dessus du mur.... un dépotoir. On y a même trouvé un vieux broc émaillé, rouillé et percé mais bien reconnaissable, et, plus inquiétant pour la suite, quantité de bouteilles brisées. Ennuyeux pour une mare qu'on va étanchéifier avec un liner plastique: un morceau de verre oublié, un trou, une mare qui se vide.

Ce mur a fait la fierté de mon petit roitelet: joint après joint, pierre après pierre, il en a démantelé une bonne partie. Le maniement du pic n'a plus de secrets pour lui. Moins glorieux, plus minutieux mais absolument indispensable, la chasse aux débris de verre. Là aussi, il a été d'une efficacité plus que symbolique. La petite princesse venait admirer son papa. Dans l'année qui a suivi, elle ne s'approchait pas du trou sans me rappeler que c'était son papa qui l'avait creusé.

L'été s'est achevé, la maison s'est vidée, le chantier s'est arrêté. Une année ou presque. Impossible d'en rester là, quel déshonneur. J'ai commencé à nettoyer le site. il s'était diablement enrichi entre temps, la végétation qui l'avait envahi posait quelques problèmes. Les cardères, les onagres et les laitues sauvages ont des tiges très dures qu'on ne pouvait se contenter de couper, il fallait les arracher. Sans trop éroder la terre. Pour le reste, on pouvait se contenter de tondre. Mais il y avait les diaboliques éclats de verre, bien difficiles à repérer parmi les herbes. Avec mon petit roitelet, on passait de longs moments à les rechercher. Chaque fois qu'on y revenait, on en trouvait d'autres. Désespérant. Une consolation: le liner que nous avions choisi, haut de gamme, était censé ne pas fuir tant que l'objet perforant restait en place.

De toutes façons, l'été finissait, on pouvait difficilement laisser passer un autre hiver. Alors j'ai motivé mes troupes: mes deux garçons et leur père se sont mis au boulot un dimanche. Le feutre, d'abord, qu'il fallait doubler aux endroits les plus problématiques (les restes du mur et du dépotoir). Puis le liner, dont un coin était abîmé, il fallait le placer dans la bonne longueur et que le trou soit hors la mare. Ce qui a pris le plus de temps, c'est de se mettre d'accord sur les manières de procéder. Deux qui discutent, moi qui mets mon grain de sel ou de poivre, et "le petit" qui observe en silence, fataliste et distancié.

Maintenant, le remplissage. Heureusement, la fontaine coulait encore un peu. Très peu. On a siphonné les deux bassins pour aller plus vite. C'est dans cette mare, creusée par son papa, que mon petit roitelet a appris à nager. La configuration de la mare était idéale: il partait du fond, où il avait tout juste pied, et s'élançait vers le bord. Entraînement intensif sur trois jours. Parce que le quatrième jour, ça commençait quand même à devenir un peu verdâtre. Bio, mais verdâtre.

Une intervention de rattrapage a quand même été nécessaire: le bord remblayé s'était un peu trop tassé, il manquait dix bons centimètres pour que le niveau soit correct. On a rafistolé en relevant le plastique, pas très orthodoxe mais quoi, pas possible de faire autrement. Un garnissage de cailloux, une couche de terre. Top, parfait. Mon boulot à moi, maintenant, c'est de couvrir la bordure plastique avec des mottes de terre herbeuses récupérées ici ou là. Et de repiquer des touffes qui retiennent bien la terre pour soutenir la partie remblayée. J'ai aussi prévu de planter en bordure sud-ouest des iris jaunes (j'en ai de belles touffes mal placées qui apprécieront leur nouvelle demeure). A l'époque du ruisseau, mystérieusement asséché aujourd'hui, il y avait une magnifique touffe de "populage des marais" appelé aussi souci d'eau, mais elle semble avoir disparu: forcément, sans eau... et noyée par contre dans les ronces et les orties, elle a dû se sentir mal aimée. Dommage, je l'aurais bien déplacée, elle aussi, sur le bord de la mare.

Revenons à mon nénuphar. On était perplexe, mon compagnon et moi, devant la bête. Pas très engageante, je l'ai déjà dit, placée dans un bac de trente par trente qu'il allait falloir sortir de l'eau, mettre dans le coffre, et surtout, surtout, installer dans la partie profonde de notre mare. De plus, c'est pas exactement ce que je voulais: c'est un lotus, pas un nénuphar. C'est plutôt mieux, notre copine vietnamienne va apprécier. Mais je sais pas trop si c'est gélif ou pas, ça vient quand même d'un pays chaud, et aussi, j'aime bien les feuilles qui flottent à la surface, comme des plateaux avec leur petit rebord. Celles du lotus sont soit émergées, soit immergées, mais elles ne flottent pas. Le prix nous a décidé: divisé par deux. Allons-y: le vendeur nous sort le bac de l'eau, le met dans un grand sac poubelle, puis sur un chariot, jusqu'à la voiture. Ah, je m'informe du nom exact, en latin s'il vous plaît, de ma nouvelle acquisition: Nelumbo Nucifera.

Nous voilà rentrés. Autant je suis du genre "ne fais surtout pas aujourd'hui... ce que tu seras peut-être finalement dispensée de faire", autant pour mon compagnon c'est TOUT DE SUITE. Il pleut, il fait froid, ça peut pas attendre demain, non? Justement, la météo... Il écoute pas, il dit rien, il fait. Voilà le bac dans une brouette, lui en maillot de bain, direction la mare. Heureusement c'est rapide, avancer la brouette dans la mare avec précaution pour pas abîmer le revêtement, descendre dans l'eau (lui, pas moi, misère!, moi j'assure juste, à pied sec, l'équilibre de la brouette) prendre le bac, bien viser pour qu'il tombe juste au bon endroit. Pouf, c'est fait.

Un lotus sacré. Au printemps prochain, on lui donnera des compagnons plus modestes. Et moins exotiques.

Commentaires

1. Le mardi 20 septembre 2011, 21:35 par usclade

Longue vie à tout ce petit monde !
Et bravo pour la mise à l'eau réussie du lotus, couronnant ces travaux d'Hercule..
Moi j'ai été bcp moins courageux pour mon petit bassin. Et je suis allé dans une jardinerie pour le populage, la menthe des marais et le myosotis aquatique.
Par contre j'ai récupéré un morceau de rhizome de nénuphar jaune dans la rivière du coin. Il a fait une dizaine de feuilles cette année, mais j'attendrai le printemps prochain pour guetter une fleur éventuelle... On pourra comparer à distance :-)

2. Le mercredi 21 septembre 2011, 08:15 par cultive ton jardin

Outre le populage, le myosotis aquatique figure parmi les plantes que j'aimerais installer. En fait, je me retiens un peu d'en installer trop, ma mare n'est pas si grande, ça finirait par être lourd.

Le copain dont je parle, qui avait installé la sienne pendant que je continuais à rêver, m'avait prévenue: tu la trouveras toujours trop petite après coup, fais la aussi grande que possible.

3. Le jeudi 22 septembre 2011, 06:40 par Valérie de Haute Savoie

La populage des marais nous l'avons toujours nommée Caltha. Je ne savais même pas que cela pouvait avoir un autre nom.
Tu me donnes envie d'avoir une mare là maintenant !:

4. Le jeudi 22 septembre 2011, 09:03 par cultive ton jardin

L'avantage du nom latin en deux morceaux (Caltha Palustris, Nelumbo Nucifera)) c'est qu'on est sûr de l'identité de la plante, vu que ça a été répertorié scientifiquement à l'international. Alors que les noms populaires sont souvent multiples, et que le même nom désigne parfois des plantes différentes. C'est pour ça que j'ai demandé au vendeur le nom latin. Mon compagnon trouvait que c'était une fantaisie inutile.

Précisons que même si on est sûr du nom de l'espèce, on ignore la variété: je ne sais pas, par exemple, si mon lotus sacré va fleurir rose ou blanc. Ce sera la surprise.

Pour la mare... "Tais-toi et creuse" :-)
Ou plutôt, fais comme moi, trouve quelqu'un pour creuser, le reste suivra.

5. Le samedi 24 septembre 2011, 08:53 par jardinenvalois

Certains dans ma famille me disent "pourquoi tu ne fais pas une piscine ?". Une piscine, mais pourquoi faire ? Par contre, une mare, ça, ça me fait rêver. Ton histoire est magnifiquement bien racontée. Que la crapaude ait apprécié est un signe de réussite. Longue vie à ton Nelumbo, à tes iris jaunes et autres petites merveilles. Bises

6. Le samedi 24 septembre 2011, 10:33 par cultive ton jardin

@ jardin en valois:

Je ne parviens pas à commenter sur ton blog. Ta petite plante "Acaena Magellicana glauca" m'a bien plu: j'adore les couvre sol, en paresseuse résolue. Google me suggère une autre orthographe, "Magellanica", ce qui me renvoie à "Lampourde de Magellan". Je ne sais pas si c'est la tienne, elle n'est pas "glauca", mais sa tignasse rousse est éclatante. Le lien:
http://www.jardindupicvert.com/4dac...

7. Le dimanche 25 septembre 2011, 07:11 par jardinenvalois

Tu as parfaitement raison, j'ai fait une inversion de lettres et Magellan m'aidera à me souvenir de la bonne orthographe. Je corrige sur mon blog.
Hier ou avant hier, j'ai eu aussi des problèmes sur certains blogs pour commenter. On va dire que c'est la faute à Over Blog. Je te souhaite un bon dimanche.