Récupérer du crottin ... avec Fred Vargas

"Récupérer du crottin, et tous ceux qui l'ont fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante"

Dans le champ qui est sous ma maison, celle de France bien sûr, un voisin met régulièrement ses chevaux. Et lorsqu'il les enlève, je vais chaque automne ramasser une brouette de crottin. Pas trop tôt car il faut que le crottin soit un peu sec, mais assez vite quand même car au bout de quelques jours le voisin passe la herse, pour éviter que chaque tas de crottin ne se transforme en touffe d'ortie.

Cet été, c'est avec mon petit fils, cinq ans aux dernières cerises, que je l'ai fait. Chausser des bottes, mettre des gants. Avec mon petit rossignol (j'avais dit roitelet, mais rossignol c'est bien aussi), on se partage une paire, main gauche pour moi, j'aime bien garder la sensibilité et la mobilité de la droite, main droite pour lui. Et nous voilà parti(e)s avec la brouette. Je suis un peu confuse de n'avoir pas une brouette assortie à l'atmosphère champêtre et désuète, genre "batifoler dans une prairie". Ma brouette est tout bêtement métallique, et même avec un pneu gonflable... dégonflé, bien sûr, en plus de pas être champêtre, j'entretiens mal mes outils.

Les chevaux sont partis depuis trois jours, il a fait un beau soleil, le crottin est à point. Nous cherchons la meilleure pente, passons sous le barbelé, et nous voilà à pied d'oeuvre. Le petit rossignol est d'abord un peu perplexe. Faut-il vraiment faire quelque chose d'aussi peu classique? Est-ce que j'ai le droit d'abord? J'imagine bien que sur les trottoirs parisiens, ses parents le dissuadent de prendre à pleines mains les crottes de chien, même avec des gants. Je songe pourtant à lui trouver une kyrielle de petits drapeaux tricolores pour les orner (message codé, allez voir ici pour comprendre). Donc, il me regarde faire, perplexe je l'ai dit, et légèrement dégoûté. Puis un petit éclair malicieux dans les yeux. Puis il rigole franchement. Enfin, il met la main à la pâte, avec précaution, avec délectation, avec ardeur.

Il saute d'un tas à l'autre, encore un ici, et un là, la brouette se remplit, la brouette est pleine, mais lui n'est pas encore rassasié. J'ai toutes les peines du monde à le convaincre de remonter à la maison, où nous viderons la brouette sur le tas de compost, pour améliorer son ordinaire d'épluchures et d'herbes folles (non grainées, attention) et avoir, au printemps prochain, de quoi fertiliser mon beau jardin, car il sera beau je vous le promets, sans concéder un centime d'euro à ceux qui empoisonnent notre terre.

Le petit roitelet est euphorique. Et là, je remercie chaleureusement Fred Vargas, car la découverte de son magnifique texte sur internet m'a fait remonter au coeur une bouffée de tendresse avec ce souvenir. Et oui, je le confirme, récupérer du crottin est une activité foncièrement satisfaisante. Vous le savez, j'ai tendance à saisir les graves problèmes de l'humanité avec les pincettes de l'anecdote et du futile, c'est ma petite résistance-colibri.

Mais je m'en voudrais, en terminant ma ptite bafouille, de ne pas vous donner accès au texte complet de Fred Vargas, qui mérite une très large diffusion par sa qualité littéraire, son contenu humain, et surtout par sa ferveur. Le voici donc:

Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l'incurie de l'humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l'homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu'elle lui fait mal. Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d'insouciance. Nous avons chanté, dansé. Quand je dis « nous », entendons un quart de l'humanité tandis que le reste était à la peine. Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à l'eau, nos fumées dans l'air, nous avons conduit trois voitures, nous avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones, franchement on peut dire qu'on s'est bien amusés. On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces vivantes, faire péter l'atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le sol, ni vu ni connu. Franchement on s'est marrés. Franchement on a bien profité. Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu'il est plus rigolo de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre. Certes. Mais nous y sommes. A la Troisième Révolution. Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu'on ne l'a pas choisie. « On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont quelques esprits réticents et chagrins. Oui. On n'a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé notre avis. C'est la mère Nature qui l'a décidé, après nous avoir aimablement laissés jouer avec elle depuis des décennies. La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets. De pétrole, de gaz, d'uranium, d'air, d'eau. Son ultimatum est clair et sans pitié : Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l'exception des fourmis et des araignées qui nous survivront, car très résistantes, et d'ailleurs peu portées sur la danse). Sauvez-moi, ou crevez avec moi. Evidemment, dit comme ça, on comprend qu'on n'a pas le choix, on s'exécute illico et, même, si on a le temps, on s'excuse, affolés et honteux. D'aucuns, un brin rêveurs, tentent d'obtenir un délai, de s'amuser encore avec la croissance. Peine perdue. Il y a du boulot, plus que l'humanité n'en eut jamais. Nettoyer le ciel, laver l'eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant, veiller à la paix, contenir l'avidité, trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là où il est, (attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon tranquille) récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le phosphore, on n'en a plus, on a tout pris dans les mines, on s'est quand même bien marrés). S'efforcer. Réfléchir, même. Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être solidaire. Avec le voisin, avec l'Europe, avec le monde. Colossal programme que celui de la Troisième Révolution. Pas d'échappatoire, allons-y. Encore qu'il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l'ont fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante. Qui n'empêche en rien de danser le soir venu, ce n'est pas incompatible. A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de la barbarie, une autre des grandes spécialités de l'homme, sa plus aboutie peut être. A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution. A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore.

Fred Vargas Archéologue et écrivain

Beuh, je suis un peu déçue, mon ordi a "aplati" la mise en page du texte, gommant du même coup une partie de sa force poétique. Alors, je vous rajoute un lien, pour vous permettre de lire le texte "entier", avec en prime une photo de Fred Vargas.

Commentaires

1. Le mercredi 31 décembre 2008, 13:56 par gilda

oh merci, merci, j'avais loupé ce texte. Il fait du bien.

2. Le mercredi 31 décembre 2008, 18:21 par céleste

Superbe, le texte de Fred Vargas et le tien aussi, un petit bonheur venu de la campagne...

Je l'ai si peu et si mal aimée, la campagne, j'étais trop jeune pour qu'elle me plaise.

Es-tu déjà en 2009 à Hanoi? (ici il est 18 heures)

Remarque, on s'en fout complètement de ces "passages" d'une année à l'autre, pire, on est consternées de voir chaque année l'immense et immonde gaspillage qu'ils entrainent;..
C'est juste pour avoir une idée du décalage horaire. Pour pouvoir imaginer, ressentir la nuit vietnamienne, la nuit asiatique...chaude, odorante, bruissant de vies.

baci baci

et auguri quand même, ça ne fait jamais de mal :-)

3. Le jeudi 1 janvier 2009, 23:02 par Fauvette

Merci !

4. Le vendredi 2 janvier 2009, 16:52 par Agathe

Touchante introduction à ce texte de Fred Vargas que je ne connaissais pas sous ce jour (belle découverte).

Une bonne année de santé et d'amour pour toi Jardin mais aussi également pour tes commentateurs et trices .

5. Le vendredi 2 janvier 2009, 17:06 par Agathe

Touchante introduction à ce texte de Fred Vargas que je ne connaissais pas sous ce jour (belle découverte).

Une bonne année de santé et d'amour pour toi Jardin mais aussi également pour tes commentateurs et trices ...

6. Le dimanche 4 janvier 2009, 15:11 par Fauvette

J'ai oublié de te dire : Bonne Année !

7. Le lundi 5 janvier 2009, 00:52 par cultive ton jardin

Ici, on fête le "nouvel an" occidental à minima, et ça fait du bien. Nous, on l'a fêté dans un train de nuit. En plus, c'était l'anniversaire de notre copine vietnamienne. On lui a souhaité (coutume exotique, ça ne se fait pas au Vietnam) et dodo.

Arrivée à Lao Cai, frontière chinoise, à six heures du mat, l'heure à laquelle vous fêtiez "votre" nouvel an, chacun(e) à votre manière.

Comme souhait, je reprends la phrase de Fred Vargas: "que la paix soit là, que nous contenions le retour de la barbarie". Et alors, nous pourrons danser, tous ensemble, après avoir (ou pas) ramassé du crottin.

8. Le lundi 5 janvier 2009, 19:02 par totem

Bravo, beau billet beau texte de FV.

9. Le mardi 6 janvier 2009, 11:39 par vieil anar

Je me souviens,(euh, d'abord une bonne et belle année à toi, mc!), je me souviens d'un lointain grand-cousin parigot, qui à chaque fois qu'il descendait en Province, pour les vacances, avec sa Dauphine bleu-ciel, ne manquait pas d'emporter dans sa malle arrière, un seau en acier galvanisé et à qui, à chaque fois qu'il repérait, sur la route un crottin de cheval conséquent, s'arrêtait sur le bas-côté et avec sa pelle et sa balayette, il ramassait même le plus modeste crottin..., comptant qu'à son retour à Garges-les-Gonesses, il s'en irait amender son jardin de banlieue...!

Eh oui, on imagine mal la scène aujourd'hui...et pourtant!

10. Le mercredi 7 janvier 2009, 17:44 par christian

Bonjour Jardin.
Avec deux ânesses, le crottin, je ramasse et je composte. Avec la chaleur je vole. Avec le vent je navigue. Ce contact avec la nature m'était indispensable parce que professionnellement j'étais plongé dans les technologies et l'informatique. Aujourd'hui, le retraité compense avec Internet. Rechercher l'équilibre, la tête et les jambes, quand on peut, quelle chance.

11. Le vendredi 9 janvier 2009, 11:38 par unevilleunpoeme

Titre humoristique...

12. Le vendredi 9 janvier 2009, 23:34 par Emelire

eh bien elle est lucide au moins, Fred Vargas, toi aussi énormément ! très intéressant ce cycle de la vie avec le compost, pour la citadine que je suis ;o)

13. Le vendredi 23 janvier 2009, 20:35 par pièce détachée

(contribution tardive à l'Éloge du Crottin)

Merci, Jardin, pour ce billet qui fait exploser les souvenirs et briller les activités foncièrement satisfaisantes.

Ascendance maraîchère oblige, j'ai grandi dans le crottin. Jusqu'à son dernier jour valide mon grand-père en ramassa à Vézelay, avant que le crottin n'y devienne persona non grata. Les sièges et la carrosserie de la Traction avant gris souris avaient aussi leur parfum, et aussi l'énorme miche de pain rutilant d'effluves qui tiédissait sur la banquette arrière, et le tabac blond d'une rare Craven à bout de liège, plaisir de maraîcher.

Les maraîchers de la banlieue parisienne ont longtemps été fournis en engrais par la collecte du crottin des chevaux (voirie ; caserne de Vincennes) puis, après la disparition des chevaux au profit des transports motorisés, par les haras (Chantilly par exemple).

J'aimais bien la livraison de crottin et de balles de paille (chaque maraîcher dosait son mélange) ; elle a cessé vers 1965, pour être remplacée par des citernes de gadoues (les boues, déchets ultimes des égouts parisiens). Horreur ! Foutrebleu que ça puait ! Finie l'odeur du crottin, en laquelle on respire qu'il ne peut rien vous arriver de mal. Fini les remparts de balles de paille pour jouer à la guerre avec des pistolets à patates.

Le tas de crottin devant le grand porche, sur la rue, avait cessé d'être un signe extérieur de richesse (le fumier de vache, inférieur en qualité, faisait moins "classe" — sans compter qu'étant moins sec, il suintait dans le caniveau de manière peu soignée). Dans l'Inde rurale, une pile propre et nette de galettes de bouse fait honneur. Au Tibet aussi où, le combustible étant rare, la bouse de yak se façonne avec fierté.

Il y a peu de crottin dans mon compost : j'en trouve difficilement. Et qu'importe, ça n'empêche pas les agriculteurs qui m'entourent de pulvériser, à la rampe, des trucs qui font se réfugier dans mon potager tout ce qui arrive à fuir. Nous en sommes maintenant, comme dit René Riesel, à «refermer sur l'humanité sa prison technologique et en jeter la clef».

Fred Vargas n'a pas écrit que des rompols. Même les fauchés peuvent s'offrir son Petit traité de toutes vérités sur l'existence (Librio, 2003, deux euros), suite à quoi ils feront la manche avec fébrilité, j'en réponds, pour acquérir sa Critique de l'anxiété pure (Viviane Hamy, 2003, neuf euros).

14. Le mardi 27 janvier 2009, 05:16 par cultive ton jardin

Merci, pièce détachée, de ta longue et passionnante contribution.

Je viens de la sortir du purgatoire où mon anti-spam l'avait placée, pour une obscure raison qu'il a refusé de m'expliquer.

Elle y était en fort mauvaise compagnie et impatiente de s'échapper.

15. Le mardi 27 janvier 2009, 17:51 par pièce détachée

Pas grave ! En fait, penser que les mots se sont éparpillés dans le vent mouillé pour rejoindre les esprits des ancêtres, ça aide ce nigaud d'ego à rester léger.

C'est la bonne odeur du crottin sortant du piège à spams qui t'a intriguée ?

16. Le mercredi 11 février 2009, 12:04 par vert chez moi

Pour information, Fred Vargas a écrit ce texte en signe de soutien à Europe Ecologie. Voir l’original: http://www.europeecologie.fr/blog/n...

Je remarque que le texte circule beaucoup mais que sa raison d’être n’est jamais évoquée… dommage!

17. Le mercredi 11 février 2009, 16:34 par cultive ton jardin

Merci du lien. Mais c'est une bonne chose qu'il circule, non? Sa portée dépasse, et de très loin, celle d'une échéance électorale au résultat fort incertain...