Octobre rouge, octobre noir

J'avais 17 ans et je ne me souviens de rien. À dix sept ans, on n'est plus une enfant, pourtant, même si à l'époque on faisait le maximum pour nous tenir à l'écart de tout ce qui compte, de tout ce qui vaut, de tout ce qui sera notre vie d'adulte. Ce qui est étrange... (ou pas?), c'est que je me souviens très bien par contre de Charonne, quatre mois plus tard, de l'émotion pour ces manifestants tués par la police, accidentellement disait-on alors, mais quand même... J'ai un souvenir aigu et ému de l'immense manifestation aux obsèques de ces victimes. Comment se fait-il qu'aucune trace ne me soit restée de cet octobre sanglant, de cet octobre des "noyés par balle".

Je ne vois qu'une explication à ce paradoxe: 9 cadavres blancs pèsent plus lourd que 200 cadavres de "Nord-Africains" comme on disait alors.

Comme les vérités sont longues à remonter à la surface. Qui les a lestées de plomb pour qu'elles restent enfouies, que tout un peuple continue à croire qu'il ne s'est rien passé le 17 octobre 1961, ou alors 3 morts et qui l'avaient bien cherché, zavaient qu'à rester chez eux et obéir au couvre feu. C'est seulement à la parution du livre de Jean Luc Einaudi que j'ai découvert l'existence de cette journée tragique. Claire Etcherelli y fait pourtant allusion dans son roman "Élise ou la vraie vie", puisque c'est à ce moment là que l'amoureux de l'héroïne disparaît après son arrestation sans qu'on sache jamais ce qui lui est arrivé. J'ai lu le bouquin et j'ai passé sur cette disparition sans tenter de comprendre, d'approfondir. Pourtant, dans la France fictive à laquelle je croyais alors, comment aurait-on pu disparaître ainsi?

Pour Charonne, il s'est dit à l'époque que les manifestants s'étaient d'eux même engouffrés dans cette bouche de métro, qu'ils s'étaient écrasés les uns les autres parce que les grilles étaient fermées. Accident, je vous dis, malheureuse circonstance, panique des foules. Et c'est le souvenir que j'en avais. C'est seulement il y a quelques années, en lisant le bouquin très minutieusement documenté de Alain Dewerpe, intitulé "Charonne, 8 février 1962", et sous-titré "Anthropologie historique d'un massacre d'État" que j'ai découvert que les grilles n'étaient PAS fermées, que par contre d'autres grilles, celles en fonte qui préservent les arbres du piétinement, avaient été arrachées puis jetées sur les manifestants qui essayaient de prendre le métro pour quitter les lieux.

Et parce que pour moi le passé ne vaut que pour éclairer le présent et nous aider à entrevoir l'avenir, je me demande, je vous demande: Quelles vérités laissons nous couler au fond de l'eau, enfouir dans la boue sans les interroger? Aujourd'hui, par exemple, plus besoin de balles pour "noyer" les malheureux. Eux même s'embarquent sur des rafiots pourris, paient très cher pour ça, puis se noient par milliers sans que ça émeuve beaucoup: zavaient qu'à pas... On le sait "vaguement", on n'approfondit guère, on écoute d'une oreille distraite et oublieuse ceux qui s'indignent (à quoi bon?) et d'une oreille perméable et spongieuse ceux qui nous sussurent à longueur d'antenne qu'on ne peut pas accueillir tout la misère du monde, que ces gens seraient mieux chez eux, qu'ils sont un danger pour nous et notre tranquillité. Que d'ailleurs on va aider (quand?) leurs pays à se développer (comment?).

"Ah, quels gredins que les honnêtes gens", s'écriait le peintre Claude Lantier à la fin de "Le ventre de Paris" de Zola. Sommes nous tous des honnêtes gens?

Commentaires

1. Le lundi 17 octobre 2011, 17:49 par gael

merci de ce témoignage.

peut-être que les journaux de l'époque étaient peu prolixes sur ces évèneemnts ?

2. Le lundi 17 octobre 2011, 20:09 par cultive ton jardin

Pire: les journaux racontaient que la violence venait des manifestants, alors que plus tard il a été formellement établi que c'était une manifestation strictement pacifique, avec des femmes et des enfants, les consignes de calme et de dignité étaient draconiennes et respectées.

Mais surtout, je ne m'informais guère, je ne me souciais pas trop de l'actualité. C'est plus tard que j'ai lu les livres sur la torture, dont l'existence était farouchement niée par tous dans mon entourage.

3. Le vendredi 21 octobre 2011, 19:51 par Anne-Marie

http://www.youtube.com/watch?v=xmVD...