Service Petite Enfance

Un article d'Alternatives économiques réveille de vieux souvenirs.

Il y est question de la souffrance psychique liée à l'intensification du travail, et de la volonté de bien faire ce travail.

J'ai quitté, en décembre 2005, un boulot qui me passionnait et ne me fatiguait guère, quoique j'aie un peu dépassé l'âge du départ en retraite. Psychologue au Service Petite Enfance d'une commune de 35000 habitants, mon travail consistait essentiellement en réunions avec le personnel au contact des enfants, pour faire le point sur le développement de chacun d'eux, mais aussi sur le relationnel entre enfants, professionnels, et parents dans ses dimensions complexes. Plus la participation à des actions de prévention. Plus des rendez-vous avec des parents. Plus le partenariat avec les services sociaux.

Mes conditions de travail étaient intéressantes parce que très libres. Je m'étais fixé quelques règles, dont celle de répondre rapidement aux appels (la situation évolue très vite avec des petits machins de moins de trois ans), et de parler de TOUS les enfants , pas seulement de ceux qui posaient problème (l'enfant qui ne perturbe rien ni personne peut être en grande souffrance sans qu'on s'en aperçoive). Cette règle là avait un bénéfice collatéral, parler, avec plaisir, des enfants qui allaient tout à fait bien, redonnait le moral aux équipes, facilement culpabilisées par les situations moins encourageantes.

Je pouvais avoir des journées, des semaines très chargées. Circuler d'une structure à l'autre dans des délais horaires parfois étroits. Terminer tard le soir, parce que je tenais, dans un rendez vous avec des parents, à permettre aux DEUX parents d'être présents. Travailler le samedi matin, alors que le service était fermé, parce que pour les animations de groupes de parents, en partenariat avec PMI, enseignants ou associations de parents, c'était le meilleur créneau. En regardant mon agenda et en pointant mes heures, je rigolais parfois, je n'aurais accepté d'aucun patron ce que je m'imposais à moi même. En revanche, je n'hésitais pas à bloquer une journée pour convenance personnelle ou fatigue accumulée. Et je veillais à ne pas faire de rab, par principe. J'étais heureuse. J'en remercie d'ailleurs ma chef, qui me faisait entière confiance et ne m'a jamais, pas une seule fois, chipotée sur mon emploi du temps.

Les ennuis sont venus d'ailleurs.

Ce ne sont pas mes conditions de travail qui se sont dégradées, ce sont celles de mes collègues. Mon emploi du temps aurait même eu tendance... à s'alléger. Mais je ne m'en réjouissais guère. Impossible de faire commencer une réunion à l'heure, de la terminer dans de bonnes conditions, avec toutes les référentes d'un groupe. Annie arrivera plus tard, ya personne pour la remplacer auprès des enfants. Michèle doit partir à 14 heures, parce que les collègues sont en sous-effectif. Jocelyne est en congé maladie. Il m'est arrivé parfois de faire une réunion rien qu'avec des remplaçantes que je connaissais à peine. Déstabilisant pour moi, j'imagine ce que ce pouvait être pour les enfants ou pour les parents. Ou bien, de faire une "réunion" (?) avec une seule référente, alors que visiblement il y avait des problèmes relationnels avec les absentes, qui avaient pourtant une véritable excuse pour ne pas être là.

Il a commencé à se dire que "mes" réunions étaient trop longues. C'est vrai que je pouvais parfois, au premier mot, identifier le problème et trouver la solution. Et que je prenais pourtant du temps pour que la personne ou l'équipe concernée se fasse une idée qui serait sienne et trouve des solutions adaptées et consensuelles. On appelle ça, en jargon professionnel, un temps pour l'élaboration. Complètement justifié, car il arrivait parfois que ma première impression soit erronée, que ma "solution" soit inapplicable. Et même quand j'avais tout juste et que je m'applaudissais intérieurement (et que ça me remontait le moral), une solution élaborée par celles qui allaient la mettre en oeuvre avait plus de chance d'être efficace.

Il a commencé à se dire que peut-être le groupe des référentes pouvait être représenté par une seule personne. Or, compte tenu des divergences, normales, qui existaient entre les personnes et qui pouvaient s'exacerber en cas de problème aigu, cela réduisait mon rôle à celui de donneuse de leçons, induisait une complicité avec la référente présente, ou au contraire en faisait une piètre avocate d'un point de vue qui n'était pas le sien.

Il a commencé à se dire qu'on pouvait ne parler que des enfants "à problème", ainsi stigmatisés. Et de fait on n'avait guère le temps de s'appesantir sur les autres. Au risque de focaliser sur les difficultés, ce qui les aggravait parfois, au risque de ne pas réagir assez rapidement quand un enfant commençait à donner des signes, discrets, de mal-être. Ce qui lui donnait le temps... de passer dans la catégorie "à problèmes", mais aussi, bien sûr, de résoudre tout seul ses problèmes, les enfants ont des ressources qu'on sous-estime.

C'est, paradoxalement, la diminution de l'intensité de mon travail qui a commencé à me déprimer. J'ai commencé à me dire... à quoi je sers? Et j'ai décidé la date de mon départ.

Je n'incrimine personne de particulier. Le remplissage des structures était devenu très serré. J'avais approuvé les décisions prises une par une: accélérer les admissions était raisonnable, car les listes d'attente s'allongeaient. Accepter les temps partiels, voire TRES partiels (une seule journée) car le boulot des parents s'émiettait. Accepter qu'une référente passe d'une structure à l'autre pour un remplacement, j'étais pas trop d'accord. Mais un effet positif, c'était de meilleures relations entre structures, grâce à l'entraide et aussi au simple contact. Faire rentrer un enfant alors que sa mère avait encore des congés à prendre, là, ç'aurait été NON, mais on ne me consultait pas pour ça. C'est la directrice concernée qui m'en avait fait part, après avoir résolu le problème à sa façon, brusque et généreuse: "Rentrez chez vous, Madame, moi je vous garde la place!"

A mesure que les conditions de travail se durcissaient pour mes collègues, mon appartenance à l'encadrement prenait le pas à leurs yeux sur mon rôle spécifique qui nécessitait confiance et confidentialité. C'est ainsi qu'un énorme conflit interne m'a presque complètement échappé. Des silences inopinés quand une porte s'ouvrait. Des absences diverses. Beaucoup, beaucoup de remplaçantes. Des regards, des phrases interrompues. Quand j'ai compris ce qui se passait, trop tard pour trouver une bonne solution. Celle que j'ai élaborée, sans en référer à ma chef, ne pouvait pas être acceptée par la hiérarchie. Et n'a pas vraiment arrangé les choses. Il y en avait sûrement d'autres. Meilleures? J'en doute.

Je me suis trouvée brouillée, quelques jours avant mon départ en retraite, avec des gens que j'aimais bien. Inquiète sur la suite des évènements. Craignant d'avoir aggravé la situation de celles qui m'avaient fait confiance. Avec, quand même, le soulagement d'avoir, un an auparavant, décidé de la date de mon départ, et de m'y être accrochée malgré mes regrets et mon désir, parfois de continuer ce boulot qui a été le plus passionnant et le plus formateur de tout ma carrière.

Celui où j'ai pris le plus de plaisir. Et j'en remercie, sans exception, tous les gens avec qui j'ai travaillé.

Commentaires

1. Le dimanche 22 juin 2008, 15:25 par Patrick

Amusantes coïncidences : je lisais l'article que tu cites, juste avant de te lire, et je jette l'éponge dans les jours qui viennent, sortant, pour des raisons étonnamment proches, d'un des boulots les plus riches de contacts humains que j'ai eu.

Et ton billet me renvoie à celui que j'ai eu envie d'écrire à cette occasion. Du coup, je ne sais plus trop... :o)

2. Le dimanche 22 juin 2008, 16:33 par cultive ton jardin

Au contraire, plus on sera nombreux à dénoncer ces rétrécissements sournois de notre qualité de travail, donc de notre qualité de vie, mieux ce sera. Ca permet aussi à d'autres d'identifier correctement le malaise qui les saisit.

Parce que moi, au début, je me sentais mal, plus envie de bosser, mais je croyais que c'était un coup de blues perso, j'avais pas fait le rapport.

Ca nous permettra aussi d'y voir un peu plus loin que le bout de notre nez, de pas faire porter le chapeau à ceux qui ne sont, comme nous, que des rouages de la machine. A bien différencier, c'est pas toujours facile, en quoi chacun de nous est victime... ou bourreau, de gaité de coeur ou à son corps défendant.

3. Le dimanche 22 juin 2008, 21:04 par dominique

C'est émouvant comme d'un seul coup tu te racontes, la solitude du psycho au fil des réunions de professionnels...... En trente ans de boulot, j'en ai vu des psychos. Le dernier, c'était à Paris, superviseur d'une équipe auprès des SDF, accusé d'entrée de jeu de perversion et manipulation par une A.S déjantée. Je l'ai vu souffrir, si je dis le martyr, je sais que ça n'est presque pas trop fort. Nous avons démissionné tous les deux, et je l'ai recontacté plus tard. Il a pu m'exprimer à quel point la mise en cause de son intégrité morale et professionnelle l'avait atteint jusque dans sa vie privée. Il était argentin et me faisait rire à employer l'expression "l'évitation" plutôt que "l'évitement".
La fonction du psycho est brouillée dans l'esprit lambda par la sensation qu'il est celui qui étiquette les gens, qui "viole" l'intériorité, qui sait tout, qui blâme peut-être.
Sa fonction est donc de la haute voltige en terrain professionnel, où les relations humaines, dans un contexte global dégradé, se vivent à couteaux tirés.
Il devient le receptacle, non plus d'une pathologie unique, mais de celle de toute une institution.
Vive la retraite !

4. Le lundi 23 juin 2008, 01:37 par cultive ton jardin

J'ai eu de la chance, j'ai toujours gardé la confiance de mes collègues, qui ne m'ont jamais considérée comme intrusive ou susceptible de les blâmer. Mais c'est vrai qu'il n'est pas toujours facile de se dégager de ces clichés. Ca demande une vigilance. Sur soi aussi.

L'incident de fin de parcours, qui m'a beaucoup touchée, parce qu'il m'a mise en porte à faux et obligée à faire un choix difficile, est en même temps le signe de cette confiance. C'est l'échéance de mon départ qui a poussé certaines de mes collègues à faire appel à moi. Parce que j'allais partir.

Mais c'est vrai que ça restait une souffrance enfouie, en parler me fait du bien.

5. Le mardi 1 juillet 2008, 10:41 par Marie-Eve

Petite parenthèse par rapport à ton titre. Cette nuit j'ai cultivé mon jardin d'une bien bonne manière...
Bonne journée!

6. Le jeudi 31 juillet 2008, 09:17 par mebahel

Bonjour, j'arrive chez vous par linkage de blogs:-)
Et on a beau 'savoir' ce qu'il se passe, un témoignange de première main est toujours plus parlant (si j'ose dite).
J'ai commencé mes études de psychopatho, maitrise en poche, pour diverses raisons je n'ai pas encore le Dess (enfin, on dit master maintenant), et je me tâte de tenter la voie de psycho scolaire (pas co-psy), tout en voyant bien que leur champ de travail se réduit qualitativement tout en augmentant quantitativement.
Tout en voyant bien qu'être de formation clinicienne ne correspond pas à la demande actuelle d'efficience (et là, je ris) et d'évaluation permanente.
Bref... votre post me pose question.. encore plus...

7. Le jeudi 31 juillet 2008, 13:50 par cultive ton jardin

Se poser des questions, toujours.

Je ne voudrais pourtant pas qu'il y ait de malentendu: ce billet ne concerne qu'une toute petite partie, quelques mois, de mon passage dans ce service.

J'espère que l'incursion regrettable de l'esprit "management" ne se sera pas poursuivie, et de toutes manières, elle ne peut ni déconsidérer ni détruire le travail que mes collègues et moi avons fait ensemble. Ni empêcher qu'il se poursuive.

Travail "efficace" au sens noble et non mercantile du terme, et dont je garde un souvenir très vif et très heureux.

Paradoxalement, c'est la qualité et la richesse de ces années qui augmente ma tristesse et mon besoin d'en parler.

8. Le lundi 29 septembre 2008, 20:22 par emcee

Bonjour,
J'arrive un peu tard pour le commentaire sur ce billet intéressant.
Eh oui, la souffrance au travail, c'est de plus en plus en plus fréquent mais cela sera-t-il véritablement reconnu un jour, alors que, justement, la politique actuelle vise à augmenter les heures, les entraves et la culpabilisation? Et alors que le taux de suicides dû au stress est en hausse.
Les problèmes sont multiples, mais cela commence par une baisse des effectifs, ce qui contraint tout le monde à faire plus dans le même temps, voire dans un temps réduit (temps partiels, au lieu de temps complets, par ex).
Ensuite, la non-prise en compte dans les horaires des tâches liées au travail. Comme les réunions de concertation ou de coordination, ou de tâches indépendantes de leurs qualifications qui incombent de plus en plus aux professionnels, comme ce qu'on appelait la "paperasserie" et que j'appellerai "l'ordinasserie" (pas joli, mais bon!).
Et finalement, on finit par tout faire sous la pression.
Et les relations avec les collègues, eux-mêmes "pressurés", s'en ressentent parce qu'on ne travaille plus que dans l'urgence.
Dans ces circonstances (sans parler des avancements au "mérite", de plus en plus populaires chez les patrons ou les décideurs gouvernementaux, conçus pour diviser les personnels), l'ambiance peut vite se dégrader sans que quiconque sur le lieu de travail soit véritablement responsable, simplement parce qu'une restructuration ne se décide pas sans l'avis de ceux qui sont sur le terrain.

En particulier quand ces structures s'adressent à des enfants et des adolescents.
Dans l'éducation nationale, si les dégradations ne sont pas encore visibles, elles vont vite être constatées. Avec la réduction de personnels spécialisés dans les écoles, on dépossède toute une génération d'enfants d'interlocuteurs dûment formés.
Ainsi, à terme, par ex, les Co-psy seront remplacés par des enseignants plus ou moins volontaires, plus ou moins "doués" pour ce rôle qu'ils tiendront gratuitement avec une prime fourre-tout (et un espoir d'avancement ou de petites faveurs" à la clé).
Ce n'est pas ainsi qu'on a une société saine et des gens heureux. Mais c'est certainement le cadet des soucis des autorités.

9. Le lundi 6 octobre 2008, 05:41 par Kamizole

Passionnant ! Parce qu'à travers ton cas perso, très finement analysé (mais c'est bien le moins pour une psycho clinicienne, non ?) on perçoit - et les commentaires abondent dans ce sens - la dégradation des conditions de travail en général dans le social. Sommé de s'aligner sur le "productivisme" ambiant et qui plus est, avec un effectif peau de chagrin...
J'avoue qu'en m'irritant contre Sarko tout fiérot d'annoncer la disparition d'une nouvelle tranche de 30 000 "fonctionnaires" supplémentaires, je n'avais pas pensé à cet aspect psychologique... Mais cela paraît tellement évident.
De fort anciennes lectures, il semble me souvenir que l'on nomme cette approche des relations dans le travail "analyse institutionnelle"... J'ai souventes fois pensé au bénéfice que nous en tirerions dans les services hospitaliers (quitte à ce que j'en prenne plein la tronche !) où l'on doit affronter non seulement les problèmes avec les malades mais aussi au sein des équipes... Mais ce serait aussi sans doute salutaire dans beacoup de lieux de travail où les petits et grands conflits ne manquent guère.
Mais c'est à l'évidence chronophage en même temps que déstabilisant dans nombre de situations avec toutes les remises en cause que cela peut induire. Et notre époque ne veut plus que de l'hyper rapide, du très superficiel (il suffit de voir l'offensive des thérapies comportementales : soigner un symptôme mais ne surtout pas s'ataquer à ses véritables causes !

10. Le mercredi 8 octobre 2008, 20:34 par anita

Je ne sais absolument pas comment je suis arrivée chez vous-mon ordinateur le saurait, mais cela n'a finalement pas grande importance.
Je sais, par contre, que j'ai eu immédiatement envie de m'assoir là et de lire ce que vous donnez à voir de votre jardin.
Il y a dans le mien des vivaces très similaires à la vôtre. Professionnellement, nos chemins creux se ressemblent : je suis médecin scolaire et si une partie de mon métier est de rencontrer des enfants, une autre est d'en entendre parler...
Que vous me faites plaisir à dire la respiration nécessaire de voir aussi des enfants qui vont bien-parce que c'est essentiel aussi pour resituer les signaux de ceux qui ne vont pas bien.
Complètement en phase aussi avec ce que vous dites de l'aggravation des conditions de travail et du risque qu'il y a à être toujours à flux tendus.
En bref, beaucoup d'écho en moi, et beaucoup de plaisir parce qu'en plus, ce que vous avez à dire, vous le dites bien.