Mon identité n'est pas nationale

"Toi la nguoi phap: je suis française".

Une phrase que nous avons dû apprendre à répéter chaque fois que des vietnamiens, ayant repéré, bien sûr, à notre faciès (ah ben non, hein, on utilise pas le mot "faciès" dans ce cas là!), que nous étions non seulement étrangers mais occidentaux, commençaient à nous parler anglais. Pendant quelques secondes, cela devenait notre identité principale. Soit on s'en tient là, parce qu'on n'a rien de plus à se dire, parce que l'interlocuteur ne connaît pas la langue, soit la relation s'approfondit, et alors c'est tout autre chose qui s'amorce.

Pourquoi revendiquer ainsi le fait d'être français? Bah, tout bêtement parce que c'est la LANGUE que nous parlons et que c'est pratique de parler la même langue. Aucun nationalisme là dedans. Quoique... un peu de tristesse de voir que cette langue que nous aimons, peu de jeunes désormais l'apprennent, et ça diminue régulièrement. Quand François Fillon se pointe à Hanoi, laissant les français deux heures à l'attendre sous le soleil puis repartir, pour certains d'entre eux qui avaient des obligations, le ventre vide, c'est pour signer des contrats. Pas pour conforter la langue et la culture, qui ne sont, et de loin, pas une priorité. Bizness n'est pas français (ni anglais d'ailleurs).

A la campagne, dans les ruelles des villages, c'est parfois un très vieux qui nous aborde, fier de pouvoir dire quelques mots surnageant de son enfance colonisée, mais parfois beaucoup plus que quelques mots. Ainsi, nous avons eu pour guide, dans la région de Buôn Mê Thuôt, une très vieille dame, plus de quatre-vingts ans, qui parlait un français superbe, alliance étonnante d'une langue à la grammaire et à la prononciation impeccables avec la souplesse, la spontanéité de la langue parlée d'aujourd'hui. L'élégance de son costume ethnique rivalisait avec celle de son langage. D'ailleurs, elle parlait au moins trois langues, puisque s'ajoutait au français et au vietnamien officiel la langue de son ethnie, dont à ma grande honte j'ai oublié le nom.

Quelques jeunes pourtant s'obstinent, de moins en moins nombreux. A l'Espace Culturel Français de Hanoi, une jeune vietnamienne m'aborde amicalement. Elle est venue précisément pour avoir l'occasion de parler français, beaucoup d'étudiants le font. Elle me parle en riant de notre président bling-bling. J'écarquille les yeux, le monde entier connaît-il ce surnom sarcastique? Mais elle rit encore, elle doit ce savoir à des amis français.

Nous avons maintenant beaucoup d'amis là bas. Quelle tristesse de leur expliquer, quand ils essaient de venir en France, qu'ils n'y seront pas les bienvenus, que nous ne pourrons pas leur rendre l'hospitalité qu'ils nous ont si généreusement offerte. Nous devons cacher à cette dame, en lui apportant les cadeaux de son fils qui étudie en France, qu'il y est devenu un "sans papiers" menacé dans tous ses déplacements par un contrôle au faciès. Depuis deux ans, elle ne peut plus lui envoyer d'argent, le père est décédé brutalement et elle a juste de quoi vivre. Alors, le jeune homme a dû travailler, et ses études en ont souffert. Pourtant, revenir au pays sans le diplôme pour lequel sa famille a tant sacrifié ... impossible.

Une de nos amies fréquente un français. Devons-nous la prévenir que son mariage sera considéré ici comme "gris", que notre état si démocratique lui fera subir d'humiliantes intrusions dans sa vie privée, mettra en doute sa sincérité, lui prêtera de sordides calculs, la soupçonnera d'une "escroquerie sentimentale"? C'est une jeune fille fière, je n'ai même pas osé aborder ce sujet.

Une autre jeune fille voulait venir visiter sa soeur, étudiante en France. Nous avons dû, après avoir tenté des démarches compliquées et incertaines, lui refuser notre aide. Ou plutôt, ses parents ont renoncé, en voyant que c'était si compliqué pour nous. Humiliation partagée.

Notre petite gazelle a eu un an le mois dernier: nous avons été présents dès les premiers jours, nous lui avons rendu visite, elle a passé une partie de l'été chez nous, aucune frontière ne nous sépare. Mais elle n'a jamais vu sa grand mère algérienne. C'est en août seulement que son père a enfin obtenu le Saint Graal, la fameuse carte de séjour de dix ans. La vieille dame va pouvoir faire connaissance avec sa petite fille et sa belle-fille dont elle ne connaît que la voix au téléphone... et revoir son fils absent depuis si longtemps.

Je suis française, puisque "née en France d'un père qui y est également né". Je n'en tire ni gloire, ni honte. J'aime la langue qui est la mienne depuis mon enfance, j'aime les paysages de montagne où j'ai vécu la plus grande part de ma vie. Je n'aime pas le chauvinisme haineux qui prend de plus en plus de place dans ce pays, qui le fait pourrir "par la tête", comme les poissons. J'aime les gens qui, comme moi, tentent de résister à l'invasion nationaliste, qui tentent de rester ouverts, amicaux, généreux avec tous, sans leur demander leurs papiers, sans même y penser, pour qui des yeux en amande ou une couleur de peau ne sont pas un "faciès". Si quelques minarets apparaissaient ici ou là, dérisoire concurrence (?) aux innombrables clochers de ce pays (ya même des tout petits villages, qui, comme Colombey, ont deux églises), je n'en ferais pas une maladie. Ils ne pourront jamais être aussi invasifs que les églises grandioses et quelque peu kitsch dont "nous" avons affublé les campagnes et les villes du Vietnam. Mais les vietnamiens s'en accommodent, ils ont même dans le delta du Mékong un édifice religieux invraisemblable où le Christ voisine avec Victor Hugo, Bouddha ... et Tchang Kai Tchek.

A propos de minaret, je n'oublie pas que la très catholique cathédrale du Puy, étape mythique sur le trajet du non moins mythique pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle, présente sur l'ogive d'une de ses portes... un verset du Coran déguisé en inoffensive "arabesque". Merci au petit artisan malicieux qui nous a laissé ce témoignage de son humour! C'est ça que j'aime en France (et ailleurs aussi), ces petits clins d'oeil qui nous rappellent qu'à côté de l'Histoire des Grands, des Rois, des Guerriers, il y a la toute petite histoire, bien plus charnue, bien plus vivante et véridique des habitants ordinaires qui ont tenté de glisser leurs petits bonheurs et hélas leurs malheurs entre les canons et les massacres, entre les frontières et les contrôles, entre les charters et les barbelés. Qui ont tenté de VIVRE, simplement.

Commentaires

1. Le vendredi 4 décembre 2009, 15:28 par Swâmi Petaramesh

Très beau billet, Jardin :-)

2. Le vendredi 4 décembre 2009, 19:27 par Floréal

Vous confondez français et francophone. Les valaisans ou les québecois, francophones, ne se considèrent pas français, ils ont raison d'ailleurs, puisqu'ils ne le sont pas. Le fait d'etre francophone ne rend pas automatiquement français, pas plus qu'il ne nous rend wallons.

3. Le samedi 5 décembre 2009, 18:30 par anita

Oui, un très beau billet.
Qui dit combien chacun de nous perd à cette obsession, puisque nous acceptons implicitement que l' Etat s'empare de nos histoires d'amour et nous assigne à n'aimer que dans certaines filiations.