Qu'un sang impur abreuve et caetera...

Mon identité est-elle sanguinaire? On me somme de chanter la Marseillaise une fois par an. Pour Halloween, peut-être? Ces féroces soldats qui viennent jusque dans nos bras ne sont-ils pas de parfaits personnages d'épouvante? En agriculture biologique, le sang desséché est un fertilisant connu mais qui me répugnait quelque peu. Encore n'avais-je pas imaginé qu'il puisse s'agir de sang humain, encore moins impur. Pourquoi, impur d'ailleurs? On me dit que c'est une sarcastique allusion au sang réputé "pur" de ces nobles qui s'étaient exilés et qui, de leur exil, attaquaient vilement leur ancienne mère patrie... Mouais... n'empêche que l'idée qu'un sang puisse être impur me chiffonne un peu.

J'avais douze ans, et les nonnes qui veillaient sur ma pureté de l'époque, laquelle n'était pas celle de mon sang, mais celle de ma vertu ("Avez vous eu des pensées impures, mon enfant?), avaient trouvé mieux (ou pire?) que la Marseillaise pour gonfler notre enthousiasme patriotique: un poème de Péguy, mis en musique par chépaki. On peut dire ce qu'on veut de Péguy, mais lui au moins, c'était pas "Armons-nous et partez", il a payé de sa personne, il a fertilisé de son sang les sillons de je ne sais quelle campagne, laquelle fut malheureusement farcie en même temps de ferrailles et d'explosifs divers que les paysans continuent, quatre-vingt dix ans plus tard, à extirper de la boue, odieuse récolte.

Bref, il disait, ce poème de Charles Péguy affublé d'une pompeuse musique qui lui allait comme un gant:

"Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles, couchés dessus le sol à la face de Dieu"

Et moi, à douze ans, j'étais très en colère: les morts peuvent-ils être heureux? Et en y réfléchissant, je m'aperçois que je ne croyais déjà plus à la vie éternelle, est-ce que j'y ai vraiment cru un jour? Pour moi, les morts étaient morts, point. Malheureux, à la rigueur, quoique... mais heureux? quelle imposture! Une image funèbre me venait, celle de ces cadavres étendus bien en ordre, couchés sur le dos, face au ciel. La lumière était déclinante, le ciel nuageux et sombre, comme avant certains orages. Et le dieu de Péguy, jouissait de les contempler. Je n'avais pas encore bien réalisé ce qu'avait été cette guerre de 14, qu'un de mes grands pères avait faite mais dont il ne parlait jamais. Je n'avais pas lu Céline "Toutes ces viandes saignaient énormément ensemble", je n'avais pas vu les tragiques illustrations de Tardi, mes morts étaient très propres, très sages, alignés comme à la morgue, sous un ciel d'encre. Mais bordel de merde, pas heureux, PAS HEUREUX!

Seulement, dans la Marseillaise, c'est bien pire, c'est pas les morts qui sont heureux, c'est les assassins. Ceux qui se réjouissent de tuer, de faire couler le sang, et qui, les sagouins hypocrites, qualifient d'avance ce sang d'impur pour se dédouaner.

Ca me rappelle qu'au moment de la première guerre du golfe, des affiches sur les murs refusaient de "Mourir pour du pétrole". Et là aussi, j'étais en colère, car c'était un mensonge, il ne s'agissait pas de "mourir", mais de TUER pour du pétrole. Pareil quand on a rapatrié les cercueils de "nos" soldats, morts en Afghanistan: c'est tragique de mourir à vingt ans, même si on s'est "engagé" (engagé à quoi?), mais moi je me disais qu'avant de mourir, ils avaient bien dû apprendre à TUER, non? Et je regardais mon "petit dernier", qui avait tout juste leur âge, un peu homme sans doute, mais le visage de l'enfant encore présent en filigrane, et je me demandais ce qui m'épouvantait le plus, qu'il puisse mourir ou qu'il doive tuer?

Je pensais aussi à cette autre guerre qu'on a si longtemps appelée "les évènements d'Algérie". En 1958, les nonnes, toujours les mêmes, nous avaient fait un ptit exposé, histoire de pallier à notre totale ignorance de toute actualité, un exposé succinct mais somme toute pas trop partial: Un certain De Gaulle était sur le point de prendre le pouvoir, ses partisans disaient que lui seul pouvait mettre fin à la guerre d'Algérie, ses adversaires qu'il représentait un danger de dictature. Moi, j'étais contre la dictature (à 14 ans, tout ce que je voulais, c'est que personne me donne des ordres). Ma copine, elle, était pour De Gaulle, elle voulait la fin de la guerre. Parce que son frère en était revenu, de cette guerre, transformé de manière inquiétante. Sombre, irritable, solitaire. Et qu'elle l'avait surpris, assis sur la margelle du puits, en train de regarder au fond. Le dernier roman de Laurent Mauvignier, "Des hommes" évoque ces soldats perdus et inconsolables.

Je me souviens d'une très longue interview de Jean Faure, alors député ou peut-être sénateur, en tous cas maire d'Autrans. Chrétiens convaincus, lui et ses copains étaient partis pour cette guerre avec la recommandation pressante de leurs aumôniers de "préserver leur pureté". Diable, encore cette foutue pureté? Ah ben, ça voulait dire tout bêtement... pas coucher avec les putes. Jean Faure évoquait pudiquement les "corvées de bois", même pas le courage d'appeler les meurtres par leur nom. Les aumôniers n'avaient-ils pas pensé que tuer des innocents, torturer des adversaires, violer des paysannes était autrement dangereux pour la pureté de ces innocents petits soldats qu'un pti tour au bordel?

Alors, voilà, la Marseillaise, je demande à ce qu'elle soit interdite aux moins de seize ans. Et formellement déconseillée aux autres, à tous les autres. Ca me ferait bien mal au ventre que mon petit rossignol jardinier chante cette saloperie, cette indécente saloperie. D'ailleurs, si, quelques années plus tard "Napoléon perçait sous Bonaparte", ce serait pas la faute à la Marseillaise et à ses conquérantes paroles?

Ah voui, Péguy met une condition à son enthousiasme nécrophile: "pourvu que ce soit dans une juste guerre". Vous en connaissez, vous, des guerres qualifiées d'emblée d'injustes par leurs ardents promoteurs?