Tulipes et minarets

Mon identité est, en tous cas sur ce blog, surtout jardinière. J'ai déjà eu l'occasion de m'inquiéter de la pureté identitaire de mon jardin. C'est fou le nombre de plantes venues d'ailleurs auxquelles je vais devoir renoncer pour préserver cette pureté. Quel déchirement, plus de tomates, plus de pommes de terre, vais-je devoir arracher le figuier que j'ai planté au printemps dernier, et que faire des tulipes mises en terre en novembre?

Mon "Petit Jardinet" voulait absolument, cet automne, planter des oignons de tulipe. Il en avait un peu sa claque des légumes que son austère grand mère lui infligeait jusque là, et avait saisi au vol une suggestion de son arrière grand père pour me la seriner ensuite. Bah, moi j'aime pas trop les tulipes, je trouve que c'est une fleur qui manque de grâce et de souplesse. Sans doute, mon inconscient subodorait qu'elle manquait aussi de pureté nationale. Je me suis pourtant laissée convaincre. Nous avons, ensemble, préparé une bande de terrain, Petit Jardinet est tout à fait au point dans le maniement de la grelinette en terrain meuble. Pour être aussi performant en défrichage, seule lui manque encore -il n'a que six ans après tout- la force de planter et de soulever l'engin. J'ai acheté une dizaine d'oignons de tulipe, et trois de jacinthe. La jacinthe aussi, à mon goût, manque de souplesse et de grâce, mais elle est délicieusement parfumée.

Nous avons, ensemble, soigneusement choisi puis marqué l'emplacement de tout ce petit monde, tout près de la pelouse qui sépare le jardin du ruisseau. Petit Jardinet a conclu que désormais il mettrait seulement des fleurs dans son jardin, les poireaux, les haricots, la ciboulette... basta! Le reproche était discret mais net et sans bavure.

Et voilà que ce matin, va savoir pourquoi ce matin, un doute affreux s'insinue. Qu'une rapide visite sur Wikipedia transforme, hélas, en quasi certitude. Bon, je savais bien que la tulipe n'était pas vraiment française, c'est la Hollande le pays des tulipes (alors qu'elle n'est, vous le noterez, que "l'autre" pays du fromage). Mais la Hollande, c'est quand même un peu chez nous. Or, non seulement le mot tulipe n'est pas d'origine hollandaise, mais... je vous le donne en cent, je vous le donne en mille (hé ho, faites pas les malins, je vous ai bien vus cliquer sournoisement sur Wikipedia) le mot est d'origine turque! Pire, il signifie "turban". Et, tenez-vous bien, "prendre le turban" signifiait (en 1688 mais bon...) se convertir à l'Islam.

Je vérifie quand même, il faut toujours recouper ses infos. Je vérifie sur papier, j'ai entendu courir des bruits, internet serait suspect. Et me voilà à farfouiller dans le Robert, et pas n'importe lequel, pas le petit, le mesquin "Petit Robert" des pauvres. Non, un gros machin en deux tomes, intitulé sobrement "Dictionnaire historique de la langue française". Chépa si vous voyez la solidité de la caution. Quoique... je me prends à douter de la pureté idéologique du mot "historique". Paske "historique", hé, ça sous entend que la France, la langue, les mots ont une histoire. Vous suivez? Et s'ils ont une histoire, c'est qu'ils n'ont pas toujours, de toute éternité, été tels qu'ils sont aujourd'hui, alors quid de la France éternelle? Et voilà que ça se vérifie, la dangerosité du mot "histoire". Voilà qu'un mot innocent, à la consonance irréprochable, se révèle très impur par son... histoire.

Non seulement le mot tulipe nous vient du turc "tülbend" qui veut dire turban, mais ce mot a lui même été emprunté au persan "dul-i-band". Persan, ça dira peut-être rien à nos gouvernants, parce qu'il faut connaître à la fois l'histoire et la géographie pour savoir que la Perse... j'ose à peine vous le révéler... c'est l'Iran. Et c'est dans les jardins de Soliman le Magnifique que fut cueillie, en 1556, la fleur qui allait à partir de 1560 envahir sournoisement toute l'Europe de l'ouest et polluer non seulement les jardins mais les langues (italienne, provençale, espagnol, alémanique, russe, danoise, suédoise), la littérature (L'amateur de tulipes de La Bruyère, La tulipe noire d'Alexandre Dumas) et la vaisselle chic (verre tulipe).

Je regarde désormais avec méfiance cette étroite bande de terre que nous avons cultivée si gaiment, mon Petit Jardinet et moi. Que va-t-il en sortir au printemps? Une dizaine de petits minarets mauves? Hauts de cinquante centimètres certes mais un minaret reste un minaret, quelle qu'en soit la hauteur. Avec dedans une abeille précoce en train de zonzonner les cinq prières quotidiennes?

Ou une dizaine de minuscules centrales nucléaires, soigneusement cachées tout l'hiver aux satellites étazuniens?

Et Fanfan la Tulipe, on lui dit quoi?

Commentaires

1. Le mercredi 9 décembre 2009, 11:35 par valerie

hahaha :o) j'adore ton billet :)

2. Le jeudi 10 décembre 2009, 17:42 par christian

Que de découvertes dans un jardin.
Que c'est beau la culture.
Quelle jardinière.
Merci mc, on apprend beaucoup ici.

3. Le vendredi 11 décembre 2009, 18:14 par Fauvette

Du coup je viens de vérifier : sur la théière que j'ai rapporté de Turquie, ce sont des tulipes !
Oh my god ! Serai-je pardonnée ?

Très drôle ton billet, merci !

4. Le samedi 12 décembre 2009, 09:59 par cultive ton jardin

Je crois très fort en la vertu du rire.

Pourtant, vu le genre de bruits qui sature nos oreilles et surtout vu l'odeur que commence à dégager très franchement cette identité nationale décomplexée, au point que même des gens de droite suffoquent aujourd'hui, je me demande si je vais encore pouvoir rire longtemps avant de crever d'asphyxie.

Faut un minimum d'oxygène pour rire même amèrement, et là...

5. Le dimanche 3 janvier 2010, 14:45 par alain

Merci !

C'est vrai qu'ils sont plaisants tous ces petits villages
Tous ces bourgs, ces hameaux, ces lieux-dits, ces cités
Avec leurs châteaux forts, leurs églises, leurs plages
Ils n'ont qu'un seul point faible et c'est être habités
Et c'est être habités par des gens qui regardent
Le reste avec mépris du haut de leurs remparts
La race des chauvins, des porteurs de cocardes
Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part
G. Brassens