Un train qui passe

Chez Suzanne, "Le merle moqueur", une photo me sourit. Deux petits garçons serrés l'un contre l'autre en face d'un monstre déguisé en poubelle. On voit bien qu'ils jubilent, avec une toute petite pointe de peur. Il est vrai que ces yeux noirs et creux, on peut se demander....

Des flots d'enfance me reviennent. On attaquait pas les poubelles (elles avaient pas cette gueule là), mais on disait d'interminables "adieuadieuadieu" aux trains qui passaient derrière la maison, et on hurlait vers le ciel "avion, viens me chercher!".

Les passagers du train répondaient parfois (quelle euphorie alors) mais jamais aucun avion n'est descendu.

Les jeux des pti loulous du quartier étaient moins anodins. On disait (mais l'avaient-ils fait vraiment) que certains se couchaient entre les rails, bien plaqués au sol, avant le passage d'un train. Les copains sur le bord de la voie, excités et tremblants en dedans, jaloux et dépités, chiche, pas chiche, soulagement caché sous des huées si l'autre se dégonflait. Ma mère nous avait mis en garde contre ces tentations, un bout de ferraille pouvait dépasser par dessous et nous tuer, mais c'était à peine nécessaire de nous faire peur, on était des filles, ces défis là ne nous tentaient pas.

Les voies n'étaient pas inaccessibles comme aujourd'hui. Derrière la maison, il y avait d'abord le jardin de la grand mère (du grand père aussi, mais, va savoir pourquoi, on disait "le jardin de mémé". Puis, passé un petit portillon en bois, un autre jardin. Je ne comprenais pas bien pourquoi ce jardin en deux morceaux. Je sais maintenant que le second était sur le territoire de la SNCF, qui laissait traditionnellement cultiver les abords des voies par les riverains. On en retrouve des traces aujourd'hui sur les talus, des roses trémières ensauvagées ou d'autre plantes plus discrètes. Il y aurait (elle existe peut-être) une étude botanique à faire sur les abords des voies de chemin de fer, toute une histoire sociale et locale s'y raconte.

Derrière le second jardin, sur un premier palier, une voie pas vraiment désaffectée mais presque. On y voyait parfois passer, trop lents pour être dangereux, des wagons chargés de betteraves (à sucre ou à distiller?). Ce qu'on aimait, c'était la boue grasse, plus claire que la terre noire du jardin, qui chutait parfois, on la ramassait, elle avait une consistance de pâte à modeler, un plaisir charnel pimenté d'interdit. Ces wagons alimentaient la biscuiterie proche, celle où passeraient une partie de leur vie bien des femmes et des jeunes filles de cette petite ville de banlieue, très ouvrière à l'époque, maintenant couverte de friches industrielles reconverties en ceci cela ou restées terrains vagues couverts de semi-ruines de béton.

La biscuiterie, ma mère y avait travaillé une dizaine d'années, avant son mariage et un peu après, jusqu'à la naissance de ma soeur: deux enfants, il était raisonnable de devenir femme au foyer, d'autant que le troisième s'était mis en route très vite, méthode Ogino, n'est-ce pas, quatre ans trois enfants. On en avait gardé des habitudes, les grosses boîtes métalliques de biscuits cassés ou trop cuits vendus à bas prix. Ma mère ne travaillait pas aux biscuits, elle était "mécanographe" jamais bien su ce que ça voulait dire, je suppose que c'était la facturation. Moi-même, beaucoup plus tard, job d'étudiante, j'avais passé un mois à les emballer, ces foutus biscuits. Un mois carrément "inoubliable", un quasi marquage au fer rouge.

Mais pour l'instant, j'étais une petite fille sage qui jouait au jeu de "plus près mais pas trop" sur un talus de voie ferrée. Car, passée la voie de la biscuiterie, un autre talus, plus haut, en pente plus raide, recouvert de pierres assez grosses, nous faisait de l'oeil. On grimpait à quatre pattes dans la caillasse, on passait un fil métallique même pas barbelé, on pouvait aller jusqu'aux rails, on savait pas bien s'ils étaient électrifiés, alors on touchait pas. On redescendait vite à l'approche d'un train, il passait en faisant tout trembler et nous avec, on agitait nos mains, adieuadieuadieu.

Une vie d'enfant sage, une "petite vie mélancolique" comme celle du Petit Prince, avec des trains qui passent en guise de coucher de soleil.

Commentaires

1. Le mercredi 31 mars 2010, 10:22 par Suzanne

Quel beau texte ! Et écrit rapidement, en plus ! C'est très visuel, album de photo un peu sépia.
l y a peut-être quelque part dans le monde quelqu'un qui écrit ses souvenirs d'enfance. Il était dans ce train qui ralentissait au passage à niveau, il jouait avec sa soeur de huit ans à "on change de vie, et on prend celle du premier enfant qu'on voit", et il vous voyait avec votre tablier à carreaux, debout sur le talus, à côté du jardin où les dalhias voisinaient avec les poireaux.

2. Le mercredi 31 mars 2010, 11:37 par cultive ton jardin

Comment t'as su pour le tablier à carreaux? Avec des pti volants sur les épaules, on avait le même ma soeur et moi, ma mère cousait tous nos vêtements.

3. Le mercredi 31 mars 2010, 13:07 par eddie

très beau texte :-)

4. Le mercredi 31 mars 2010, 15:08 par Francine

Que d'émotion en lisant ce très joli texte ; les souvenirs remontent avec bien sûr un peu de nostalgie.
L'an dernier je m'étais "attelée" à remémorer mon enfance et ça a donné le blog ci-dessus. J'en ai bien sûr oublié des souvenirs(je m'en rends compte en lisant votre magnifique récit.)

5. Le mercredi 31 mars 2010, 16:56 par christian

Il fait frémir ce texte, j'imagine les enfants.

Nous habitions aussi près de la voix ferrée, le tonton cheminot, de sa locomotive à vapeur, ne manquait jamais de nous signaler son passage de plusieurs coups de sifflets tonitruants.

Merci, tes visites me sont très agréables.

6. Le samedi 3 avril 2010, 10:48 par Suzanne

Eh bien, fut un temps où toutes les petites filles portaient un tablier à carreaux. C'était la coutume à l'école primaire. Les pulls tricotés main duraient ainsi plus longtemps, au moins la moitié de la semaine si l'on ne trempait pas trop ses manches dans l'encre. Les riches auraient pu s'en passer, mais il fallait montrer qu'on ne tirait pas vanité de sa richesse et donc, tablier aussi, mais plus luxueux, beau comme une petite robe, avec des smocks et des broderies.
Souvent, on échangeait le soir le tablier de l'école contre le tablier de la maison, le vieux "à finir", celui qui avait des tâches qui ne partaient pas, des pièces aux manches, usé par les grands soeurs.

7. Le mardi 6 avril 2010, 12:39 par Audine

Oui, un bien beau texte, dont la lecture apporte une douce nostalgie, même si l'on n'a pas vécu près d'une voie ferrée.
Juste en vacance, dans la maison de la grand mère, le long de la voie ferrée : des cassis et des groseilles à profusion, un serpent dormant sur le chemin qui longe un jour, et ... les premiers émois sexuels, aussi.

8. Le jeudi 8 avril 2010, 15:00 par PMB

A cinq ans, avec mes frères plus grands, j'avais fait tchouk-tchouk sur la voie unique du tortillard depuis le champ où nous jouions jusqu'à la gare.

Bon, d'accord, c'était pas le TGV mais nous avions été reçus à la maison avec la fanfare, grosse caisse en tête !